Epilogue


« Monsieur,
           
            J’écris ces lignes dans un hôtel miteux. Des cafards se baladent sous mon lit, mais ça n’a pas plus d’importance que ça. Ça en a eu la première semaine. Mais maintenant, après deux années passées dans les environs, je suis comme les locaux, je m’en fous. Pour un peu, comme certains ici, je les prendrait pour les déguster frits.
            Vous, les flics, ne m’avez jamais mis la main dessus. J’ai filé directement. Je ne suis même pas passé par chez mes parents. Je n’avais rien à leur dire. Ils n’auraient rien compris à mon histoire et j’en aurais conçu une immense frustration. Et question frustration, j’avais mon compte. C’était tellement facile de se faire faire des faux papiers, pour filer. Et puis franchement, vous étiez tellement obnubilés par ceux qui voulaient entrer sur le territoire, que vous en étiez devenus laxistes concernant ceux qui sortaient. Je ne vais pas raconter mon périple. Je suis passé par pas mal d’endroits. Des endroits où j’ai pu commencer à oublier la blessure de mon premier véritable amour, et m’aguerrir à la vie, devenir celui que je suis.
            J’ai fini par atterrir ici, dans un pays de latérite et de grosses chaleurs que je ne vais pas nommer. Ici, je me sens bien car la violence ne cherche pas de périphrases. Elle est le vocabulaire le plus précis pour exprimer sa vérité. Ce n’est pas l’arme des illettrés comme vous le croyez trop souvent, vous qui vivez là-haut. Aucun règlement, aucune cathédrale pour exorciser le besoin de prendre le dessus physiquement sur l’autre. Ça me va. Je ne connaissais rien de ce pays avant d’y débarquer. J’ai atterri une nuit sur une piste au milieu d’un océan de brousse. Je me demande encore comment le gros porteur a fait pour se poser. Derrière moi, l’énorme avion ressemblait à une carcasse laissée à l’abandon, ou bien un avion de trafiquants, sur une piste clandestine.
           
            Aujourd’hui, je suis guide de safari. J’ai développé des qualités que j’avais découvertes dans mes virées nocturnes avec Mathias. Observer de loin, faire le zoom, suivre l’animal sans le laisser sortir du cadre comme j’avais suivi toutes ces femmes. Je suis devenu l’un des yeux les plus perçants de la région. Je vois bouger un corps à trois kilomètres. Je ne pense qu’à ça. C’est une vraie passion. Observer, capturer le mouvement, sans jamais passer à l’action.

            Si je vous adresse cette lettre, ce n’est pas pour qu’on vienne me chercher et me mettre en prison. Je ne mérite pas d’aller en prison car je suis innocent. Si je vous écris, c’est que je viens de faire une découverte renversante. Depuis que je suis ici, je regarde de moins en moins les vidéos de Mathias, que j’ai gardées par devers moi malgré les promesses que je lui avait faites. Et je les ai visionnées encore une fois la semaine dernière. J’ai alors mesuré le chemin parcouru : voir Mathias dans ses ébats ne me procurait plus la même peine qu’autrefois. J’avais une distance nouvelle. Et je pense que c’est cette distance qui m’a précisément fait regarder les films de manière différente. Moins émotionnelle et plus attentive. Et, j’ai soudainement découvert que Mathias et la femme n’étaient pas les seuls dans le champs de la caméra. Au moins dans deux des films, une silhouette apparaissait dans le fonds de la scène. C’était la première fois que je la voyais.

            Ça m’a turlupiné toute la nuit, mais je n’arrivais pas à distinguer de qui il s’agissait. Je suis allé à l’hôtel intercontinental, où exerce le seul photographe digne de ce nom de tout le pays. Je lui ai demandé des photos à partir des films, et des agrandissements de ces photos. Je suis allé récupérer les photos tout à l’heure. Je suis rentré dare dare à la villa et je viens d’ouvrir l’enveloppe. J’ai dû me rendre à l’évidence, ce visage m’était connu. Je ne l’avais vu qu’un soir, mais j’ai la mémoire des visages. Je ne connais pas son nom de famille, vous le trouverez vous-même.
           




Chapitre 25


         Lorsque je me suis réveillé, il faisait sombre dans l’appartement, mais on voyait la lueur de l’aube poindre dans les deux lucarnes de la cuisine. Je sentais des courbatures partout dans mon corps, comme si j’étais en train de couver une grippe H1. J’ai allumé et me suis regardé dans la glace. Ma tête faisait peine à voir. Je ressemblais à Mickey Rourke. J’ai palpé mes membres ; je n’avais rien de cassé.
            J’ai pris une douche brûlante pendant une éternité. J’essayais de ne penser à rien. En tout cas pas à ce que j’avais fait la nuit d’avant et qu’Arnaud avait deviné. J’avais envoyé cette vidéo au commissariat pour la seule raison que c’était plus fort que moi. Je devais le faire. Il fallait que je le fasse. Ma passion pour Mathias ne souffrait aucune demi-mesure. Je n’avais pas été juste désarçonné par son revirement d’attitude envers moi. J’avais été atrocement blessé. Une blessure d’amour irrémédiable, d’autant plus forte que je m’étais refusé à nommer mes sentiments. J’étais amoureux de Mathias. J’étais amoureux de Mathias ! De me le dire et de me le répéter est aujourd’hui une vraie délivrance. Des mots si faciles à écrire maintenant. A l’époque, la haine qui me submergeait était un torrent furieux, qui drainait à la fois mon dégoût pour ce penchant que je trouvais inadmissible, et la frustration de n’avoir pu conserver cette intimité avec lui. Je préférais encore que tout explose.
            Tout cela émergeait de la douche brûlante. Ensuite, j’ai choisi mes meilleurs fringues : un beau pantalon gris, une chemise à rayure et un pull noir très classe. Je me suis installé à la table de la cuisine et me suis servi un bon café en attendant. Ce que j’attendais, c’était que les flics viennent me chercher. Il leur faudrait quelques minutes à peine pour faire le lien entre Mathias et moi. Lui, Arnaud, ou leur propre capacité de raisonnement les mettrait sur ma voie. Cela ne faisait aucun doute et cela ne me dérangeait nullement. J’allais retrouver mon grand frère derrière les barreaux. Enfin seuls. J’étais dans un état d’euphorie courbaturée lorsque j’ai allumé la radio. « Les événements se précipitent dans l’affaire de l’étrangleur des extérieurs » hurlait le journaliste, au comble de l’excitation. J’appelle tout de suite Bernard Andrieux au commissariat central.
-        Oui en effet, Michel, reprend le Bernard. Une incroyable nouvelle vient de nous parvenir, a-t-il dit en mesurant visiblement la grande responsabilité qui était la sienne. Vous savez que Mathias Kindelis, notre confrère de la Radio, a été arrêté hier matin et qu’on le soupçonne fortement d’être l’auteur des meurtres de femme de ces derniers mois.
            Il a pris sa respiration. C’était probablement spécialement pour me rendre fou. Je savais tout ça, je savais tout ça, je savais tout ça, qu’était-il arrivé d’autre ?
-        Et bien j’apprends à l’instant, a-t-il repris avec une lenteur exaspérante, que Mathias Kindelis s’est suicidé ce matin dans la cellule de préventive. Nous ignorons les conditions dans lesquelles ce drame s’est produit. Mais je vous le répète. Il ne fait aucun doute que Mathias Kindelis est mort. Voilà qui risque probablement de clore plus rapidement que prévu ce terrible fait divers.

            J’ai éteint la radio. J’ai pris mon blouson et mon porte-feuille. J’ai claqué la porte, ai descendu à pieds les cinq étages, suis sorti, et ai quitté la ville pour ne jamais y revenir.

Chapitre 24


Isabelle a débarqué vers 10H. Elle avait l’air totalement affolée.
-       Tu ne sais pas ?
-       Non quoi ?
-       Mathias ?
-       Quoi Mathias ?
-       Arrêté !
-       Hein ?
-       Arrêté je te dis ! Ils l’ont arrêté ce matin, les flics. Je n’en reviens pas, c’est catastrophique pour le journal. C’est pas possible. Je vais me retrouver au chômage ! Mathias, tu te rends compte ! je n’y crois pas, pas lui. C’est pas possible bon Dieu. Mais que vais-je devenir ?

            J’ai calmé Isabelle en lui expliquant que le journal n’allait pas s’arrêter pour autant. Elle avait l’air authentiquement terrifiée. Le soleil brillait de tous ses feux sur la grande ville. Notre bâtiment en prenait une majesté que je ne lui avais jamais connue. J’ai filé comme un dératé.
            Il n’y avait toujours que les cinq cent mètres entre le bureau et la rue de la Forfanterie. J’ai battu le record du monde du 500 mètres. Les flics étaient stationnés en pagaille devant chez Mathias. Il y avait cinq ou six voitures et un camion. Peut-être s’attendaient-ils à délivrer un grand nombre de femmes séquestrées chez le plus gros criminel de ces dernières années. Haletant, je me suis néanmoins avancé, mais n’ai rien vu, que des allers et venus d’uniformes portant des sacs poubelles. Tout était embarqué. On vidait l’immeuble. Je ne savais ce que je faisais là. Je voulais lui parler, mais c’était stupide. Je suis parti lentement en direction du grand boulevard. Je suis rentré chez moi en métro où, par le plus grand des hasards je suis tombé sur Olivier.
-       Qu’est-ce que tu fiches là, m’a-t-il dit en me voyant.
-       Je reviens de chez Mathias.
            Je n’avais plus l’énergie pour dissimuler quoi que ce soit.
-       Ah ouais je vois…Jusqu’au bout hein ?
-       Tu sais ce qui s’est passé ?
-       Fous moi la paix. Foutez-moi tous la paix.

            Olivier était penché en avant et se frottait les mains. Son crâne chauve était luisant. Je ne comprenais pas ce qu’il avait en tête. Et à qui précisément il en voulait.
-       Mathias est une pute, et il a ce qu’il mérite.
-       Quoi ?
-       T’as parfaitement entendu bouffon. Des années qu’il m’humilie, des années que personne dans cette putain de rédaction ne respecte ma façon de vivre.
-       Mais enfin Olivier, tu ne crois quand même pas…
-       T’es jeune et t’es con Adrien. Tu ne connais rien à rien. T’as voulu sucer monsieur-je-suis-le-plus-fort, ben on va voir comment tu t’en sors maintenant.
-       Olivier…
            Je n’ai pas eu le temps de rajouter un mot. Il était déjà arrivé à sa station et est sorti du wagon sans un au revoir ni sans se retourner.

            Ce jour-là, la montée des escaliers m’a paru interminable. Arrivé en haut, j’ai introduit les clés dans la serrure lorsqu’un bruit sourd a retenti derrière moi. Quelqu’un m’est tombé dessus et m’a poussé à l’intérieur. Je me suis retrouvé au milieu de la cuisine, la tête sur le lino. Mon agresseur s’est assis sur moi après avoir donné un coup de pied dans la porte pour la refermer. Il m’a saisi les cheveux et m’a frappé le crâne contre le sol.
-       Espèce d’enculé ! C’est toi qu’a envoyé cette putain de vidéo aux flics.

            Il m’a retourné sèchement pour me mettre sur le dos. C’était Arnaud. « Arnaud ! » me suis-je mis à hurler.
-       Je sais très bien ce que t’as fait, t’as envoyé cette putain de video de Mathias avec une des ces femmes... T’es vraiment une pourriture.

            Une avalanche de coups de poing m’est tombée dessus. Après ça a été la fête à neuneu dans ma tête.

Chapitre 23


           Mathias m’a tout raconté. Son humeur sombre de ces derniers temps trouvait son explication. Il avait    reçu la première photo quinze jours auparavant. D’abord, m’a-t-il dit, il n’avait rien compris. Il n’avait pas reconnu la femme étendue dans le buisson. Il avait cru à un canular de très mauvais goût, signé d’un lecteur ou d’un auditeur fanatique. Mais dès le lendemain, l’incident avait pris une tout autre importance. Une autre missive, puis encore une le surlendemain, avaient achevé de l’inquiéter. D’autant qu’il avait entre-temps identifié ces femmes qu’il avait serrées dans ses bras.
            Mathias parlait à voix à peine audible. Il avait la bouche tombante et son menton tremblait. Il était un vieux boxeur fourbu. Arnaud ne cessait de lui couper la parole pour expliciter chaque détail de l’histoire. Pour la première fois j’avais l’impression que ce n’était pas Mathias qui entraînait Arnaud mais bien ce dernier qui maternait son chef.
            Quelques jours avant moi, Mathias avait lui-même fait le rapprochement entre ces photos de femmes assassinées et l’étrangleur des extérieurs.
-       Il faut prévenir la police !, l’ai-je coupé.
-       Ah ah ah, bravo petite tête !, a fait Arnaud, sourire mauvais. T’as trouvé ça tout seul ?
            J’ai marqué ma surprise. Il a repris : « Oui, tu crois vraiment que ça va leur plaire, vos petits jeux de vicelards. Tu crois vraiment qu’ils ne vont pas vous trouver un peu louches, ces frères lumières du porno de banlieue, lui avec son froc sur les talons, toi avec ta caméra X. Tu crois vraiment que vous n’avez pas la tronche des coupables idéales, Mathias et toi ?
-       Mais alors ?
-       Je ne sais pas, a soupiré Mathias. Il faut réfléchir. Il faut dormir et réfléchir.
            Réfléchir, on s’y est tout de suite mis, en silence. La décoration du salon était étonnement raffinée pour un footeux. J’en venais presque à me demander s’il n’avait pas loué l’appartement uniquement pour l’occasion. J’étais passé à côté de tant de choses ces derniers temps.

            En pénétrant dans mon antre du dernier étage cette nuit-là, le mot qui m’est venu à l’esprit était « souricière ». Pas pour désigner mon taudis, mais pour cette situation cauchemardesque dans laquelle je m’étais laissé enfermer. Comment avais-je pu en arriver là ? Ma nuit a ressemblé à un gruyère, que je n’ai pu passer qu’au prix de l'ingestion de plusieurs gélules. Toutes les trois minutes, je changeais ma version des faits. Un coup, Mathias était diabolique et me manipulait pour dissimuler ses crimes. Un coup, je m’interrogeais sur le rôle d’Arnaud, dont l’enthousiasme était inversement proportionnel à la noirceur des événements. Un coup, je tentais de me souvenir précisément de ce qui s’était passé les soirs de voyeurisme, et me venait alors un incroyable mal de tête. Un flash blanc, douloureux, me remplissait le cerveau chaque fois que j’essayais de me souvenir de ces femmes. Elles dansaient toutes autour de moi en une sardane morbide dont je ne parvenais pas à m’extraire. Elles revenaient vers moi et me tendaient les mains.
            J’ai passé la nuit à tremper mon pyjama. Je ne voyais aucune issue. Je voyais mes parents et leur petite ville tranquille, ville à laquelle je trouvais désormais toutes les qualités. Elle était mon refuge. Mais il était déjà trop tard.
            Ou trop, tôt.
            Il était 4H30 du matin.
            Le matin du dernier jour.

Chapitre 22


-       Alors, qu’est-ce que tu dois me montrer ?
-       Attends, un peu. Finis ton boulot d’abord..on verra tout à l’heure.
            Je n’ai strictement aucun souvenir de l’après-midi qui a suivi. La seule chose dont je me souvienne est que, alors que la nuit était déjà tombée, Arnaud s’est pointé devant mon bureau et a murmuré entre ses dents.
-       Viens avec nous.
            Il ne donnait pas tellement envie de refuser sa proposition. Nous sommes descendus tous les trois et avons emprunté le grand boulevard qui reliait l’île au centre-ville. Mathias marchait vite à quelques mètres devant moi, et Arnaud marchait à mes côtés, mais sans piper un mot. J’étais étonné de la vitesse avec laquelle ce grand gaillard affable s’était transformé en homme de main dénué de toute émotion.
             Au bout d’une centaine de mètre Mathias a tourné à gauche, dans la rue de la Forfanterie. J’ai compris qu’on allait chez lui.
-       Tu ne veux pas me dire ? me suis-je hasardé.
-       Non, a rétorqué Arnaud, sans plus d’explication.

            On s’est arrêté devant l’immeuble de Mathias. Je le connaissais, mais je n’avais jamais eu l’honneur d’y pénétrer. Vieilles pierres, entrée avec grands miroirs et portes vitrées en bois sculpté, large escalier recouvert de tapis, on était chez les gens biens. Au deuxième étage, son appartement était très spacieux. Quand on entrait, on accédait directement à un double salon, dont les larges vitres donnaient sur la rue. Mathias a disparu dans un couloir et a gueulé : « Asseyez-vous. » Arnaud m’a légèrement poussé et on est allé s’asseoir tous les deux dans le salon. Moi sur le canapé recouvert d’un drap bariolé, lui dans un fauteuil en cuir, en face de moi. Il a soupiré.
            Mathias a réapparu, une boîte de chaussure à la main. Il me l’a directement tendue.
-       Jette un œil.`
            Ils ne me quittaient pas des yeux.
            Dans la boîte, il y avait des photos… J’ai pris la première et mon sang s’est glacé. C’était la photo d’une femme étendue sur le sol, à moitié recouverte de graviers, les cheveux pleins de poussières, du sang lui coulant de la bouche.
-       C’est quoi ça ?! ai-je crié.
            Puis j’ai immédiatement regardé les autres photos. Toutes étaient des photos de macchabées de femme. C’était un vrai cauchemar. J’ai relevé la tête. Ils me dévisageaient tous les deux, sourire crispé au coin des lèvres et quelque chose comme de l’effroi dans les yeux. Calmement, Mathias a dit : « Regarde la première photo, regarde les habits. »
            J’ai repris la première photo et ai regardé cette masse inerte à moitié ensevelie. Une jupe en sky noir, un pull jaune échancré…c’était bien elle.
-       La vieille de l’échangeur, a-t-il fait, pour prolonger ma pensée.
            Je l’ai regardé, puis j’ai regardé Arnaud, puis j’ai reposé mes yeux sur lui.
-       Mais…tu l’as ?...
-       Qui me dit que ce n’est pas toi, m’a-t-il coupé sèchement. Tu es resté seul avec elle que je sache…

            D’un coup, je revoyais la soirée ; le départ précipité de Mathias en voiture ; moi déboussolé en haut de mon talus. J’étais retourné à la gare routière en prenant garde d’éviter de passer par le terrain vague. J’avais erré quelques minutes entre les véhicules avant de trouver enfin un bus qui ne partait pas vers une cité lointaine, mais regagnait le centre-ville. Dans cette direction, ils étaient vides. Avec le mal de tête qui m’avait saisi ce soir-là, je ne me rappelais même pas de la tête du chauffeur. Lui, en revanche, se souvenait peut-être de moi.
-       Tu ne crois quand même pas…ai-je balbutié.
-       Toi non plus j’espère !

            Nous étions là, au milieu d’un salon chic, décorés d’œuvres modernes faites de collages de sables, de terres et de cailloux, trois types dans des fauteuils, dont deux au moins étaient des suspects d’une série de meurtres particulièrement ignobles.
            Un silence de trois tonnes est tombé sur la pièce. Il a duré deux longues minutes, et a été finalement brisé par la voix grave de Mathias.
-       Regarde derrière les photos.
            J’ai retourné la photo de la vieille, que j’avais encore dans la main. Il y avait écrit « Tu m’appartiens » en lettre capitale. J’ai retourné toutes les autres photos de la boîte. La même phrase, écrite en majuscule, me sautait au visage.
-       Mais qu’est-ce que c’est que ça, ai-je soupiré, exténué.
C’est ce qu’on aimerait bien savoir, a articulé Arnaud, en se frottant les mains. Il était de loin le plus excité de nous trois…

Chapitre 21


            L’air est devenu irrespirable. Mathias, et Arnaud à sa suite, semblaient me reprocher quelque chose. Les autres vaquaient à leurs occupations dans la plus parfaite indifférence. Isabelle était de plus en plus agitée à mesure que s’approchait la date de fin de son contrat. Elle était dans la même situation que moi mais l’épisode de la revue de presse avait définitivement mis un terme à toute solidarité entre nous. Olivier se montrait lui prévenant. Il me faisait faire quelques petites brèves pour le site alors qu’Arnaud semblait ne plus vouloir jouer son rôle de tuteur.
            Quant à moi, je ne pensais qu’aux photos du journal. En poursuivant mes recherches internet, je suis tombé sur une nouvelle victime de l’étrangleur dont je connaissais également le visage. Il a tout de même fallu attendre le mardi pour je craque. Un peu avant le déjeuner, je me suis levé et suis allé directement me planter devant Mathias : « Mathias, je peux te parler s’il te plait ? » Le timbre de ma voix trahissait la nervosité.
-       Ouais ?
-       On peut se parler.
-       Je t’écoute bonhomme.
-       Mais juste tous les deux, s’il te plait.
-       Je n’ai rien a caché à mes potos. Dis moi...
-       Sérieusement. »
            Je ne sais pas bien ce qu’a exprimé mon visage a ce moment-là, mais cela devait être suffisamment éloquent pour que la physionomie de Mathias change. Il a relevé ses sourcils nerveusement et a passé sa main sur sa frange à plat.
-       Bon, bon. On va se prendre un café en bas si tu veux.
-       Oui, je préfère.
            On est descendu et on a emprunté le rue commerçante. Il avait plu le matin, mais le soleil était réapparu. On avait l’impression qu’un camion de nettoyage venait de passer. Les pavés brillaient comme un miroir fragmenté.
-       Tiens, on va aller là m’a dit Mathias, désignant le Vitamine C, où il avait attendu la femme brune, le premier jour, le jour qui avait déclenché mes emmerdes.

            En marchant, je me demandais si cette femme avait échappé à l’étrangleur. Il n’y avait aucun doute que Mathias avait choisi le Vitamine C à dessein. Il voulait boucler la boucle de notre farandole obscène.
-       Je t’écoute, dis moi tout.
            Il était assis. Incroyablement contracté, dans son pull orange à col mao. Je n’avais pas du tout prévu comment je voulais aborder le sujet. Et, au lieu de parler de ma découverte du week-end, ce qui m’est sorti de la bouche était tout à fait incongru.
-       Je veux travailler avec vous.
            Il n’a pas paru surpris du tout.
-       Hervé m’en a parlé. Oui. Tu veux que je te réponde tout de suite ? Faut voir. Mais déjà, je trouve que tu devrais continuer tes études. Je sais qu’il y a plus trop de boulot, mais quand même, ça fait pas de mal de se perfectionner. Moi je ne l’ai pas fait et je regrette.
            Le silence s’est installé entre nous.
            Il a repris : « Mais tu es sûr que tu en as encore envie ? » Enervé d’avoir commencé par ça, je lui ai coupé la parole : « C’est pas tout »
            Ses sourcils se sont relevés, il a fait un petit bruit avec la bouche.
-       Quoi d’autre ?
            Son ton ressemblait à une mise  au défi.
-       L’étrangleur…
            Ça m’était sorti directement, sans préparation.
-       L’étrangleur ?... il avait remué sur sa chaise.
-       Oui…, il a tué au moins trois femmes avec qui tu as été…
-       Moi ?
            Il a posé la question sans conviction.
-       Oui…
-       Le gars qui étrangle autour de la ville ? Tu crois que c’est moi ?
-       J’ai pas dit ça Mathias. Mais je voulais juste te dire que certaines de ses victimes sont allées avec toi.
-       Ben merde alors.
            Il s’est passé la main dans sa barbe et a répété : « Ben merde alors… » pensivement. Puis il m’a regardé et a jeté un œil au patron. Celui-ci nettoyait la surface du bar avec un geste circulaire et ample qui, à lui seul, résumait sa fonction. Il a levé un œil blasé vers Mathias.
-       Un autre Mathias ?

            Mon chef a sursauté et regardé de nouveau le patron, d’un air effrayé cette fois.
-       Oui, oui, un allongé, et toi ?
-       Pareil.
-       Je n’ai rien à voir avec ça, Adrien. Tu dois me croire !

            J’ai répondu : « Je ne demande qu’à te croire… ». Je jouais un jeu pourri, je le savais bien, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Peut-être lui faisais-je payer la dépendance dans laquelle il m’avait fait plonger depuis des mois. Comme ces foules qui, n’ayant plus peur du tyran, lui fondent subitement dessus et le dépècent avec une hystérie à la hauteur de la crainte qu’il leur inspirait jusque-là.
            J’ai ajouté, avec un manque de subtilité évident.
-       Je voulais que tu saches…avant de prendre ta décision pour mon stage.
            Il a semblé accuser le coup. Il a bu extrêmement lentement le café que l’on venait de nous amener, puis a émis un soupir.
-       Compliqué tout ça…

            Dehors, la pluie s’était remise à tomber, des filaments argentés qui remplissaient à grande vitesse les aspérités du sol. On a fini par regagner le bureau. Dans l’ascenseur, il a été le premier à rompre le silence : « Je vais te montrer quelque chose qui ne va pas te faire plaisir.
-       Quoi ?
-       Quelque chose dont je ne voulais pas te parler.
-       Je comprends pas…
-       Tu vas comprendre qu’on est dans la merde, Adrien, je voulais t’épargner mais ton attitude m’empêche de le faire.
-       Quoi ?
-       Toi et moi, Adrien. On est dans une sacrée merde. »

Chapitre 20


          Le lundi matin, je suis descendu de la rame de métro deux stations avant le terminus. Je voulais marcher un peu avant d’arriver au bureau. Des ribambelles de mères de familles amenaient leurs bambins à l’école ou en revenaient. Des costards cravates s’activaient en tous sens. On sentait la pression du lundi qui montait parmi les classes dirigeantes. Chacun entrait dans sa fonction pour la semaine. Je suis passé devant l’hôtel automatique. C’était étrange de le voir ainsi, dans la blancheur d’un début de journée ensoleillé. Je lui ai jeté coup d’œil discret. Je craignais que quelqu’un ne remarque que j’avais un lien avec cet endroit. Une enquête était en cours. Peut-être les policiers étaient-ils déjà remontés jusqu’à Double, et jusqu’à cet hôtel. Je prenais conscience un peu tard que Mathias et moi avions fait d’énormes conneries. Je ne savais pas jusqu’où celles-ci allaient nous entraîner, mais je ne cessais de jurer en moi-même que je ne recommencerais jamais.
            Arnaud et Isabelle étaient déjà là. Lui, grand échalas à la coiffure bien nette, elle ébouriffée et effrayée comme tous les matins. Je me suis demandé si elle ne prenait pas des trucs, tant ses yeux paraissaient exorbités.
-       Salut ma poule, m’a-t-il dit en me voyant, tu veux un café ?
-       Salut Arnaud, non merci.
            Mon ton était déjà distant. Dans ma tête, j’étais déjà sur le marchepied du train du retour vers la province, ou pire embarqué dans une voiture banalisée de la police. Arnaud et les autres s’éloignaient dans la brume. Enfin c’est une image car les néons continuaient de distiller une lumière blanche dans toute la rédaction.
-       Alors ?
-       Oui ?
-       Ben tu vas lâcher Mathias ?
-       Quoi, que veux-tu dire ?

            Pendant que je posais mon sac sur ma table, Arnaud s’est approché de moi. Il était vraiment très grand et avait les épaules larges. Il portait un pull rouge avec deux traits bleus qui couraient sur ses bras. Cela ressemblait à un pull de ski.
            Il a posé sa main sur mon épaule. C’était la première fois qu’il faisait ce geste. De près, à quelques centimètres de moi, son visage perdait son aspect jovial. Ses cernes marqués étaient d’un bleu pétrole, et ses yeux d’une dureté inédite .
-       Je répète, a-t-il fait, tu vas lâcher la grappe à Mathias.
            Puis son index est venu s’enfoncer dans mon épaule, deux ou trois fois.
-       Mais que veux-tu dire ? ai-je balbutié.
            Ma surprise était totale.
-       Je vais te dire exactement ce que je veux dire, a-t-il fait d’une voix sourde, en détachant clairement chaque syllabe. Ce que je veux te dire, c’est que tu vas arrêter immédiatement de lui coller aux basques. Ça le pousse à en rajouter des couches. Ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Tu comprends ce que je te dis. Tu comprends petite tête ?
-       Mais ?...
            Silence.
-       Mais…tu savais ?
-       Qu’est-ce que ça peut te foutre si je savais. C’est pas tes oignons. Je te demande juste de laisser tomber. Tu termines ton stage tranquille, puis tu vaques à tes occupations ailleurs. Dans ton bled dont je ne sais quel passe droit t’a permis de sortir. Ok ?
-       Mais enfin, en quoi ça te regarde, Arnaud, je ne comprends pas.
            Son index est revenu se coller à mon épaule. En appuyant plus fortement cette fois.
-       Ça me regarde parce que Mathias et moi, on était potes que tu n’étais pas né. Alors je sais ce qui est mieux pour lui vu ?
            Je ne savais plus quoi dire. Arnaud avait raison, c’était aussi bête que ça. J’ai tenté une dernière carte : « Mais tu ne sais peut-être pas tout…
-       J’en sais assez merci, m’a-t-il coupé sèchement. J’en sais assez pour te dire de regagner ta case. Vu ?
-       …ok.
-       A la bonne heure. »
            Il a aussitôt retiré son index et s’est reculé d’un pas.
-       Sans ça je t’aime bien, a-t-il tenu à préciser, retrouvant le large sourire qui lui était familier.
            Puis, sans attendre de réponse, il est reparti en direction de son bureau. De là, il a rajouté à voix haute.
-       Et bien sûr pas un mot de notre conversation à Mathias, vu ?

            Je n’ai rien répondu. Je baissais la tête vers mon clavier. Mes rêves, mes ambitions s’écrasaient comme de grosses bouses autour de moi. Tout s’était retourné en l’espace de quelques jours.. J’ai vaguement entendu : « Pas un mot » répété par Arnaud de son bureau.

-       Pas un mot de quoi ? a alors retenti dans le couloir.

            Mathias débarquait. Barbe de trois jours et regard noir, il avait pris dix ans en une semaine.