Epilogue


« Monsieur,
           
            J’écris ces lignes dans un hôtel miteux. Des cafards se baladent sous mon lit, mais ça n’a pas plus d’importance que ça. Ça en a eu la première semaine. Mais maintenant, après deux années passées dans les environs, je suis comme les locaux, je m’en fous. Pour un peu, comme certains ici, je les prendrait pour les déguster frits.
            Vous, les flics, ne m’avez jamais mis la main dessus. J’ai filé directement. Je ne suis même pas passé par chez mes parents. Je n’avais rien à leur dire. Ils n’auraient rien compris à mon histoire et j’en aurais conçu une immense frustration. Et question frustration, j’avais mon compte. C’était tellement facile de se faire faire des faux papiers, pour filer. Et puis franchement, vous étiez tellement obnubilés par ceux qui voulaient entrer sur le territoire, que vous en étiez devenus laxistes concernant ceux qui sortaient. Je ne vais pas raconter mon périple. Je suis passé par pas mal d’endroits. Des endroits où j’ai pu commencer à oublier la blessure de mon premier véritable amour, et m’aguerrir à la vie, devenir celui que je suis.
            J’ai fini par atterrir ici, dans un pays de latérite et de grosses chaleurs que je ne vais pas nommer. Ici, je me sens bien car la violence ne cherche pas de périphrases. Elle est le vocabulaire le plus précis pour exprimer sa vérité. Ce n’est pas l’arme des illettrés comme vous le croyez trop souvent, vous qui vivez là-haut. Aucun règlement, aucune cathédrale pour exorciser le besoin de prendre le dessus physiquement sur l’autre. Ça me va. Je ne connaissais rien de ce pays avant d’y débarquer. J’ai atterri une nuit sur une piste au milieu d’un océan de brousse. Je me demande encore comment le gros porteur a fait pour se poser. Derrière moi, l’énorme avion ressemblait à une carcasse laissée à l’abandon, ou bien un avion de trafiquants, sur une piste clandestine.
           
            Aujourd’hui, je suis guide de safari. J’ai développé des qualités que j’avais découvertes dans mes virées nocturnes avec Mathias. Observer de loin, faire le zoom, suivre l’animal sans le laisser sortir du cadre comme j’avais suivi toutes ces femmes. Je suis devenu l’un des yeux les plus perçants de la région. Je vois bouger un corps à trois kilomètres. Je ne pense qu’à ça. C’est une vraie passion. Observer, capturer le mouvement, sans jamais passer à l’action.

            Si je vous adresse cette lettre, ce n’est pas pour qu’on vienne me chercher et me mettre en prison. Je ne mérite pas d’aller en prison car je suis innocent. Si je vous écris, c’est que je viens de faire une découverte renversante. Depuis que je suis ici, je regarde de moins en moins les vidéos de Mathias, que j’ai gardées par devers moi malgré les promesses que je lui avait faites. Et je les ai visionnées encore une fois la semaine dernière. J’ai alors mesuré le chemin parcouru : voir Mathias dans ses ébats ne me procurait plus la même peine qu’autrefois. J’avais une distance nouvelle. Et je pense que c’est cette distance qui m’a précisément fait regarder les films de manière différente. Moins émotionnelle et plus attentive. Et, j’ai soudainement découvert que Mathias et la femme n’étaient pas les seuls dans le champs de la caméra. Au moins dans deux des films, une silhouette apparaissait dans le fonds de la scène. C’était la première fois que je la voyais.

            Ça m’a turlupiné toute la nuit, mais je n’arrivais pas à distinguer de qui il s’agissait. Je suis allé à l’hôtel intercontinental, où exerce le seul photographe digne de ce nom de tout le pays. Je lui ai demandé des photos à partir des films, et des agrandissements de ces photos. Je suis allé récupérer les photos tout à l’heure. Je suis rentré dare dare à la villa et je viens d’ouvrir l’enveloppe. J’ai dû me rendre à l’évidence, ce visage m’était connu. Je ne l’avais vu qu’un soir, mais j’ai la mémoire des visages. Je ne connais pas son nom de famille, vous le trouverez vous-même.