Chapitre 10


En disant que je les ai aperçus, j’extrapole un peu. C’est en fait Mathias qui est apparu en premier, seul, au détour de la dernière allée. Et c’était sa voix que j’entendais depuis le début. Il me tournait le dos. Il était debout contre un véhicule et faisait face à un mur. Je suis repassé par la rangée -3200, me suis avancé jusqu’à sa hauteur en me dissimulant derrière une Berline rouge. Mathias disait :
-       Et tu vois, ça fait quelques années qu’on est séparés et j’ai l’impression que nous n’avons jamais vécu ensemble. Au fonds, je ne la connaissais pas Catherine. Je l’ai aimée fort au début sans doute. En fait j’ai un peu oublié. Mais je ne sais plus qui c’est. Je ne la vois pour ainsi dire plus. Elle est repartie là-bas avec son mec et ma fille. Je ne sais pas ce qu’il traficote celui-là, mais je peux te dire que ça va pour eux, question oseille. Il se débrouille, comme elle dit…Et du coup, ma fille non plus je ne la vois plus des masses. C’est comme ça, qu’est-ce tu veux, qu’est-ce qu’on peut y faire…

Je ne voyais pas la femme. Je me demandais si elle était dans la voiture, ou adossée à la carrosserie, à côté de lui. Et puis, en prenant le risque de me pencher un peu plus en avant, je l’ai vue. Elle était à genoux entre le mur et la voiture. Elle était à genoux et elle avait le sexe de Mathias dans la bouche. Elle lui faisait une pipe nerveuse. Ses mouvements de bouche étaient saccadés, les joues creusées comme si elle cherchait à tout siphonner. Sa main accompagnait les allers et retours avec célérité. On aurait dit qu’elle essayait de le décalotter.
La vision soudaine et inattendue de cette fellation avait quelque chose d’irréel. On était à des kilomètres de l’érotisme tel que je le fréquentais sur les sites de charme depuis mes douze ans. Et je dois dire que l’attitude de Mathias accentuait encore l’étrangeté de la situation. Mon chef poursuivait son monologue d’un ton badin. Sans l’image, on pouvait croire à une simple conversation entre vieux potes. Mais avec la 3D, c’était une tout autre affaire. La femme brune, dessous, s’activait avec ardeur. On était à la limite de la frénésie. Sa queue de cheval se balançait dans tous les sens. Il y avait une sorte de déconnexion entre sa gestuelle et la nature profonde de ce qu’elle était en train de faire. C’était du sexe sans le sexe. C’étaient les gestes du sexe, mais cela résonnait comme un mouvement vers soi-même. Un peu comme un balancement de tête d’un croyant en pleine prière.
            Et moi, je regardais tout ça, à une dizaine de mètres. J’étais aspiré, si je puis m’exprimer ainsi, par la vision de Mathias et de cette inconnue contre une voiture. Ils étaient le cœur d’un tableau, le vortex qui m’entraînait comme il entraînait tout ce qui les entourait. Il y avait des lignes de fuites partout autour de moi et toutes convergeaient vers leur couple. Je crois que j’ai dû vivre à cet instant un satori. J’ai  dû faire un pas en avant. Je dis « j’ai dû » parce que je ne suis plus bien sûr de ce qui s’est passé pendant les secondes qui ont suivi. Au fond, je n’ai peut-être rien fait de particulier et c’est Mathias qui a senti ma présence. Le fait est que, après ce flash incandescent, lorsque j’ai rouvert les yeux, il regardait dans  ma direction. Il m’a décoché un large sourire. Comme s’il était ravi de me voir là. On était deux copains qui se rencontraient au hasard d’une balade en ville. Il m’a souri, a levé un pouce en signe de victoire, mais n’a rien dit qui puisse attirer l’attention de la femme.
            Cet échange de regard a été comme une décharge électrique. J’ai réalisé ce que Mathias était en train de faire, et en ai aussitôt conclu que des soirées de cet acabit, il en vivait plus qu’à son tour. J’ai surtout pris conscience de ce dans quoi je m’étais moi-même embarqué. C’était comme si toutes les lumières du parking s’étaient soudainement allumées autour de moi. Ce n’était plus lui, mais moi, qui étais nu sur scène. J’étais cet abruti qui, rentrant chez lui après une journée de travail, et se grattant les bourses en allumant la lumière du salon, découvre une vingtaine de personnes à chapeaux pointus lui hurlant : « Joyeux anniversaire !» Et il n’existait aucune échappatoire. Le feu a embrasé mes jours, j’ai fait « chut » avec mon index, je me suis reculé, très lentement, cela a duré un siècle. Une fois repassé derrière la Berline, je me suis retourné d’un bond et ai filé en courant. J’ai couru comme un lapin. J’ai dû faire un boucan du diable en claquant la porte du troisième niveau. Puis je me suis lancé à toutes pompes dans les escaliers. Fuir ce que je venais de voir mais surtout, ce que je venais de découvrir de moi-même.

            Dehors, c’était à peine mieux. J’avais le souffle court et l’haleine fétide du voyeur, et un formidable mal de crâne qui s’était déclenché. Il faisait nuit, il faisait froid. A la surface, tout le monde se contrefoutait des scènes de cul dans les odeurs d’essence. Je retrouvais l’univers immaculé de la Ville, ses façades d’immeuble sans époque : une ville semblable à toutes les autres. Tout était orange au-dessus de moi. La place était éclairée par les lampadaires et par une lune hésitante, qui parvenait par moment à passer une tête entre les nuages. Une grosse berline a traversé la place lentement, vitres fumées relevées. Sans doute une star esseulée qui avait pris un mauvais embranchement et qui cherchait désespérément à retrouver le cortège de ses fans. Machinalement, je me suis dirigé vers l’île sous le pont, au bout du quartier d’affaire. A cette heure-ci, elle n’était plus qu’une masse sombre, amorphe, endormie au milieu des brillances argentées du fleuve. Au-dessus de la tâche sombre, quatre clignotants lumineux signalaient la présence d’énormes éoliennes.
            Je me suis avancé sur le pont. Mes yeux s’habituaient peu à peu à l’obscurité. Je distinguais maintenant clairement les arbres et la piste cyclable qui entourait l’île. J’étais habité par une émotion étrange. Une immense  fatigue m’avait envahi après ma fuite. Et toujours ces élancements dans la tête. Je pensais à mille choses à la fois. A mes ambitions, à ma timidité, à mes vieux, dans leur petite ville fortifiée, aux queues de cheval de ma mère... Cela m’a ramené à cette femme à genou dans le parking, cette femme désirante et violente. Et, sans que je les aie senti venir, des larmes sont venues me brouiller la vue.