Chapitre 12


 J’ai guetté ­un signe de sa part, juste une preuve que je n’avais pas rêvé. A la fin de la matinée, cette attente fébrile m’avait autant épuisé qu’un 800 mètres parcouru à fonds de train. Lorsqu’il s’est levé pour partir prendre son avion, j’en étais au point ou même une tarte dans la gueule eut été une délivrance pour moi. Mais rien n’est venu. Il a mis sa doudoune multicolore, sa casquette anglaise, et s’est contenté de lâcher « Salut les fonctionnaires » sans même se retourner.
-       Salut ma poule a lancé Arnaud.
-       Ouais, a renchéri Olivier.
Les journées suivantes ont installé un confort révisionniste. Je me remémorais l’épisode du parking et j’en arrivais à me convaincre que Mathias ne m’avait peut-être pas reconnu. Son propre silence me confortait. Nous étions frères d’amnésie. Même si le soir, dans le vacarme du bruit des gouttes de pluie contre le toit de ma chambre, je revoyais son sourire, et ce signe de victoire qu’il m’avait adressé.

Deux semaines plus tard, nous étions allés tous ensemble au Grand Stade pour assister à un match entre la capitale et une ville de province. Cette dernière était repartie avec une belle victoire. En bon gars du sud, Mathias avait utilisé à plein les 90 minutes pour montrer l’étendue de son vocabulaire, lorsqu’il s’agissait de qualifier les joueurs de la capitale : quiche, piche, cabestron, pasteques…avaient marqué les moments forts de la rencontre. Aussi doué au micro que talentueux en écriture, il était assurément l’un des plus grands professionnels du football. Nous avions passé l’ensemble de cette soirée côte à côte sans qu’à aucun moment, lui ou moi n’avions évoqué le parking. Et puis, alors que nous franchissions un cordon de sécurité pour aller prendre une bière dans une brasserie à côté du stade, il nous a subitement planté : «  Je vous laisse, j’ai rendez-vous avec une belette… ». Il m’a lancé un grand sourire.
Je l’ai vu s’éloigner, dépasser une colonne de supporters qui était ramenée à son car par une escouade d’agents et, à l’approche du carrefour, héler un taxi. Je n’ai alors pas réfléchi à ce que je faisais. Et c’est ce qui m’a permis d’agir vite. J’ai attendu qu’Arnaud et Olivier disparaissent derrière les flics pour moi aussi me glisser au-dehors. J’ai couru vers le carrefour et ai levé le bras à mon tour. Par chance, un break jaune et noir s’est aussitôt arrêté.  Je suis monté et ai prononcé cette phrase qui n’était pas de moi :
-       Suivez ce taxi.
            Un type à turban et à barbe s’est retourné, tout sourire.
-       C’est un film mon petit monsieur ?
            Il ne me prenait visiblement pas au sérieux.
-       Non, ai-je prononcé fermement.
            Il a paru déçu, s’est retourné et a démarré en prononçant : « Bon, bon ». Le silence s’est installé dans l’habitacle. Nous étions juste derrière l’autre voiture. On apercevait, émergeant de la plage arrière, la casquette de Mathias. On a pris les boulevards extérieurs. On croisait régulièrement des tramways illuminés à moitié vides. Les immeubles d’habitations étaient également éclairés. Certains dîners se prolongeaient et on voyait, sur les plafonds des salons, bouger les lueurs des écrans de télé ou d’ordinateurs. Tout le long du parcours, des fenêtres noires signalaient la présence de familles sans électricité ou d’appartements inoccupés. Assez rapidement, j’ai compris que Mathias regagnait la partie de la ville où se trouvaient à la fois le journal et son appartement. Lorsque je les ai vus pénétrer dans la grande avenue, j’ai immédiatement pensé qu’il retournait au parking.
            Mais non. Le cortège que nous formions à son insu est passé devant la tour du journal sans s’arrêter. Puis nous avons longé d’autres immeubles de bureaux, des façades de verre dans lesquels les silhouettes des deux taxis se reflétaient. La circulation était clairsemée à cette heure-ci. Seuls quelques camions de nettoyage quadrillaient le quartier. On a franchi deux feux. Juste après le deuxième, au niveau d’un grand immeuble blanc, il s’est immobilisé. Mon chauffeur a commencé à ralentir.
-       Non, non ai-je crié, avancez !
            On s’est garé à une trentaine de mètres de Mathias. J’ai donné ma carte de paiement à l’homme à turban et j’ai prié pour que la transaction ne soit pas refusée. Ce n’était pas avec mes émoluments de stagiaire que je pouvais faire la grande vie. Pendant que le chauffeur traficotait son support à carte, j’ai regardé par la vitre arrière. Debout sur le trottoir, Mathias s’allumait une cigarette alors que son taxi faisait demi-tour et repartait en direction de la radio. Au bout d’un siècle, le Sikh m’a rendu ma carte tout sourire et m’a encouragé : « Bonne enquête ! ». Je suis descendu et je me suis planqué à l’angle d’un mur.
            Mathias était seul sur cette portion de rue. De temps en temps, un couple regagnait un immeuble bras-dessus bras-dessous. Les bruits de pas résonnaient dans le silence de la ville. Cela sentait les sorties de restaurant ou les retours de cinéma. Cela sentait le confort des vies bourgeoises, le plaisir des intérieurs douillés, la satisfaction de retrouver un endroit bien à soi et bien chauffé, après avoir bravé le froid de la nuit. Je ne sais pas pourquoi mais de voir ces gens rentrer chez eux m’a une nouvelle fois rappelé mes parents. J’étais très amoureux de ma mère et je prenais mal leurs sorties. Je me postais à la fenêtre de leur chambre, celle qui donne sur le parking, et je les guettais pendant des heures. Quand ils ont parlé de se séparer, cette manie m’a rétrospectivement fait honte. Elle me dégoûtait comme si elle avait accéléré la fragilisation de leur couple.

            J’étais là dans mes rêvasseries quand j’ai vu débarquer une femme, qui s’est tout de suite approchée de Mathias. Rousse, sans âge, elle a hésité un instant, puis lui a serré la main. Elle portait un manteau bleu foncé ou noir et des collants noirs. Le classicisme de sa tenue me rappelait également mon enfance, avec ces femmes croyantes qui peuplaient la ville où nous habitions. Ils se sont parlé quelques instants. Mathias s’est allumé une nouvelle cigarette. Il en a proposé une à la femme, qui a poliment refusé. Puis subitement, ils sont entrés dans l’immeuble blanc derrière eux. J’ai attendu quelques secondes et me suis avancé jusque-là où ils étaient. J’ai réalisé que l’immeuble devant lequel s’était arrêté Mathias était un hôtel. Le panneau était très discret. L’hôtel était un de ces hôtels entièrement automatisés. Aucun réceptionniste, aucun restaurant, juste un panneau où l’on rentrait sa carte de paiement pour occuper une chambre.
            J’ai compris que c’était foutu pour ce soir et suis rentré retrouver mes poutres moisies.