Chapitre 20


          Le lundi matin, je suis descendu de la rame de métro deux stations avant le terminus. Je voulais marcher un peu avant d’arriver au bureau. Des ribambelles de mères de familles amenaient leurs bambins à l’école ou en revenaient. Des costards cravates s’activaient en tous sens. On sentait la pression du lundi qui montait parmi les classes dirigeantes. Chacun entrait dans sa fonction pour la semaine. Je suis passé devant l’hôtel automatique. C’était étrange de le voir ainsi, dans la blancheur d’un début de journée ensoleillé. Je lui ai jeté coup d’œil discret. Je craignais que quelqu’un ne remarque que j’avais un lien avec cet endroit. Une enquête était en cours. Peut-être les policiers étaient-ils déjà remontés jusqu’à Double, et jusqu’à cet hôtel. Je prenais conscience un peu tard que Mathias et moi avions fait d’énormes conneries. Je ne savais pas jusqu’où celles-ci allaient nous entraîner, mais je ne cessais de jurer en moi-même que je ne recommencerais jamais.
            Arnaud et Isabelle étaient déjà là. Lui, grand échalas à la coiffure bien nette, elle ébouriffée et effrayée comme tous les matins. Je me suis demandé si elle ne prenait pas des trucs, tant ses yeux paraissaient exorbités.
-       Salut ma poule, m’a-t-il dit en me voyant, tu veux un café ?
-       Salut Arnaud, non merci.
            Mon ton était déjà distant. Dans ma tête, j’étais déjà sur le marchepied du train du retour vers la province, ou pire embarqué dans une voiture banalisée de la police. Arnaud et les autres s’éloignaient dans la brume. Enfin c’est une image car les néons continuaient de distiller une lumière blanche dans toute la rédaction.
-       Alors ?
-       Oui ?
-       Ben tu vas lâcher Mathias ?
-       Quoi, que veux-tu dire ?

            Pendant que je posais mon sac sur ma table, Arnaud s’est approché de moi. Il était vraiment très grand et avait les épaules larges. Il portait un pull rouge avec deux traits bleus qui couraient sur ses bras. Cela ressemblait à un pull de ski.
            Il a posé sa main sur mon épaule. C’était la première fois qu’il faisait ce geste. De près, à quelques centimètres de moi, son visage perdait son aspect jovial. Ses cernes marqués étaient d’un bleu pétrole, et ses yeux d’une dureté inédite .
-       Je répète, a-t-il fait, tu vas lâcher la grappe à Mathias.
            Puis son index est venu s’enfoncer dans mon épaule, deux ou trois fois.
-       Mais que veux-tu dire ? ai-je balbutié.
            Ma surprise était totale.
-       Je vais te dire exactement ce que je veux dire, a-t-il fait d’une voix sourde, en détachant clairement chaque syllabe. Ce que je veux te dire, c’est que tu vas arrêter immédiatement de lui coller aux basques. Ça le pousse à en rajouter des couches. Ça ne va pas, ça ne va pas du tout. Tu comprends ce que je te dis. Tu comprends petite tête ?
-       Mais ?...
            Silence.
-       Mais…tu savais ?
-       Qu’est-ce que ça peut te foutre si je savais. C’est pas tes oignons. Je te demande juste de laisser tomber. Tu termines ton stage tranquille, puis tu vaques à tes occupations ailleurs. Dans ton bled dont je ne sais quel passe droit t’a permis de sortir. Ok ?
-       Mais enfin, en quoi ça te regarde, Arnaud, je ne comprends pas.
            Son index est revenu se coller à mon épaule. En appuyant plus fortement cette fois.
-       Ça me regarde parce que Mathias et moi, on était potes que tu n’étais pas né. Alors je sais ce qui est mieux pour lui vu ?
            Je ne savais plus quoi dire. Arnaud avait raison, c’était aussi bête que ça. J’ai tenté une dernière carte : « Mais tu ne sais peut-être pas tout…
-       J’en sais assez merci, m’a-t-il coupé sèchement. J’en sais assez pour te dire de regagner ta case. Vu ?
-       …ok.
-       A la bonne heure. »
            Il a aussitôt retiré son index et s’est reculé d’un pas.
-       Sans ça je t’aime bien, a-t-il tenu à préciser, retrouvant le large sourire qui lui était familier.
            Puis, sans attendre de réponse, il est reparti en direction de son bureau. De là, il a rajouté à voix haute.
-       Et bien sûr pas un mot de notre conversation à Mathias, vu ?

            Je n’ai rien répondu. Je baissais la tête vers mon clavier. Mes rêves, mes ambitions s’écrasaient comme de grosses bouses autour de moi. Tout s’était retourné en l’espace de quelques jours.. J’ai vaguement entendu : « Pas un mot » répété par Arnaud de son bureau.

-       Pas un mot de quoi ? a alors retenti dans le couloir.

            Mathias débarquait. Barbe de trois jours et regard noir, il avait pris dix ans en une semaine.