Chapitre 9


Un instant, j’ai cru l’avoir perdu. Il faisait noir, il faisait très froid. Les lumières orangées des lampadaires donnaient aux immeubles des allures de ruines romaines, éclairées seulement par endroits. Et puis j’ai reconnu la casquette anglaise de Mathias qui filait derrière un kiosque.  Il partait en direction de la place voisine de l’immeuble, une place ronde dans les restaurants de laquelle nous avions nos habitudes. Il marchait derrière une rangée d’arbustes, givrés qui, de loin, ressemblaient à une bande de cosmonautes. J’ai accéléré.  Mais je devais tout de même faire attention car il n’y avait pas foule dans la rue. Lui, était déjà à proximité du restaurant Vitamine C, à deux pas de notre QG, le Vesuvio. Il est entré sans hésiter. Je me suis avancé vers l’entrée du Neverland Hotel, où un groupe d’hommes d’affaire discutaient devant une camionnette. De là, je pouvais observer discrètement ce qui se passait à l’intérieur du restaurant. Mathias était maintenant attablé, seul, devant un verre. Il regardait dehors mais ne semblait pas spécialement impatient. Je le regardais et en en oubliais presque pourquoi nous étions tous les deux là. Pour un peu, par habitude, j’aurais traversé la place pour venir le rejoindre. C’est alors qu’une petite femme brune m’est passée devant en marchant d’un pas hésitant. La femme était coiffée d’une queue de cheval, portait une jupe noire courte et des collants épais gris. Son blouson mauve était assez brillant. En outre, un gros châle en laine lui entourait le cou, donnant l’impression qu’elle avait une toute petite tête. Elle a regardé à gauche, puis à droite. Si elle était habillée comme une jeune femme, ses traits accusaient la marque du temps, et ce malgré l’éclairage orange qui avait tendance à rajeunir (et jaunir) les passants. Il y avait, en plus de l’hésitation, une certaine lassitude dans sa manière de se déplacer. Je lui donnais en fait plutôt cinquante ans. Elle a marqué un temps d’arrêt en apercevant le restaurant, puis s’est remise à avancer.

Elle est entrée directement dans la salle, a salué le barman puis s’est tournée vers Mathias. Elle est restée un moment qui m’a paru très long, à lui contempler la nuque. Il avait dû la voir entrer mais n’avait pas bougé un cil. Il se tenait droit, face à sa bière, comme un être qui s’apprête à prendre une décision et qui pèse une dernière fois le pour et le contre. Elle s’est avancée et s’est penchée vers lui en souriant. Il s’est aussitôt levé. Mais sans précipitation, en gentleman. Ils se sont serré la main. Elle s’est assise en face de lui et ils ont commencé à discuter en souriant. J’avais le cœur qui battait à tout rompre ; c’était comme si j’étais moi-même dans le restaurant, à tenter une aventure avec une inconnue. J’ai eu terriblement envie de me rapprocher, mais j’avais encore plus peur qu’il me surprenne. Malgré mon jeune âge, j’avais conscience qu’il y avait des niveaux dans le vaste monde de la déchéance. En être réduit à consulter des sites internet pour faire des rencontres était un niveau somme toute acceptable, même si un peu désolant; se faire surprendre en train de mater des personnes utilisant ces mêmes sites était un cran au-dessus dans le glauque.

A côté de moi, un cadre s’est mis à rameuter les foules :
-        Bon, il est descendu Berthier ?  Pas moyen qu’il soit à l’heure celui-là, c’est comme pour les délais de livraison !
Tout le monde s’est bidonné, autour de la camionnette. Je me suis retourné vivement, agacé d’être dérangé dans mon huit clos avec Mathias et la femme. J’ai regardé un instant le groupe et je les ai aussitôt détestés. Non pas par ce qu’ils représentaient tout ce que j’exécrais avec leurs costumes et leurs cravates réglementaires mais parce que derrière ces cravates, ces vestes et ces mocassins, ils ressemblaient furieusement à notre bande du journal. Le même leader narquois, les mêmes suiveurs craintifs et celui dont tout le monde se moque pour consolider le groupe. Je voulais croire que je n’étais plus Berthier, mais je n’en étais pas absolument sûr.
Une voiture de police a traversé la place à grande vitesse, toutes sirènes hurlantes. Elle m’a réveillé de ma courte rêverie et je me suis retourné pour scruter le restaurant. Il n’y avait plus personne ! « Merde ! » ai-je gueulé, faisant se retourner le chauffeur à casquette qui attendait que tout le monde veuille bien monter dans son carrosse. J’ai couru vers le restaurant. Je ne faisais plus attention au risque d’être démasqué. J’étais trop excité. J’ai regardé de tous côtés et une fraction de seconde j’ai vu des ombres disparaître derrière l’angle du dernier commerce de la galerie marchande, sous les arcades. J’ai longé le mur à pas rapides, alors que le patron du Vitamine C regardait toujours au-dehors, dans l’espoir de voir quelqu’un débarquer. Il m’a jeté un regard concupiscant, puis méprisant, réalisant que je n’allais sans doute pas être son prochain client. Passé l’angle du mur, je n’ai rien vu. J’ai regardé partout. D’autres façades orangées, des bureaux sans doute, dominaient un passage piéton qui partait en direction d’un square. Il y avait peu de passage ici, aussi la couche de neige était un peu plus épaisse que sur la place. Façades éclairées, massifs d’arbres ombragés et chemin immaculé formaient un tableau apaisant et mortuaire.
J’ai réalisé que l’entrée piétonne du parking était là, à deux pas du mur, juste avant les premiers bosquets du square. « Merde et remerde » ai-je bougonné. Ils m’avaient échappé. C’était foutu. Je me suis avancé. J’ai descendu les quelques marches, mais je n’y croyais plus. A tout hasard, j’ai appuyé sur le battant de la porte. Celle-ci s’est ouverte… Mon cœur a fait boum. Je me suis avancé encore, mais je ne savais vers quel étage me diriger. J’ai ouvert la deuxième porte orange, qui donnait sur le niveau 0 des parkings. J’ai tendu l’oreille. Silence. Ou plutôt aucun autre bruit que le bruit sourd de la ventilation, qui donnait un habillage sonore de film noir à ma traque. J’ai repris l’escalier et suis descendu au niveau -1. Même opération, avec la même sensation mais sans plus de résultat. Puis le niveau -2. Là, dès que j’ai eu passé ma tête entre la porte orange et le mur de béton suintant, j’ai cette fois entendu des voix. Avec le grondement de la ventilation, je ne parvenais pas à me rendre compte si les voix étaient proches ou non.
La majeure partie des places du parking était inoccupée. Tous les employés de ce quartier d’affaire étaient rentrés chez eux. Ne restaient que de belles voitures de cadre qui utilisaient le garage professionnel comme garage privé lorsqu’ils étaient en voyage d’affaire, ou bien celles des rares habitants du quartier, dont Mathias faisait partie. Je suis passé devant la rangée -3100, puis devant la rangée -3200, et enfin derrière la rangée -3300.
Là, à une quinzaine de mètres, je les ai aperçus.