Chapitre 1

Le jour où je l’ai vu débarquer, je n’étais qu’un stagiaire encore vert. Je n’avais même pas fêté mes vingt ans. J’avais décroché le stage, je ne savais toujours pas comment. On avait mis un petit bureau métallique à ma disposition depuis début août, dans le prolongement exact du grand couloir qui menait à la rédaction. N’étant pas débordé de travail, tant en raison de la baisse d’activité à cette période de l’année que du peu de confiance que l’on m’accordait, j’avais tout le loisir d’observer les arrivants. Le même scénario se reproduisait invariablement : le visiteur sortait des ascenseurs, s’avançait d’un pas, marquait un temps d’arrêt, se recoiffait — il y avait un miroir à cet endroit du couloir — regardait vers la droite, puis vers la gauche. Et posait les yeux sur moi.

Il est apparu un matin ensoleillé de septembre. Je ne lui ai d’abord pas prêté attention, puisqu’il s’en était rigoureusement tenu au rituel que je viens de décrire. J’ai pensé à un livreur. Il en avait le blouson épais, hors saison, et ce qui semblait de prime abord être un casque. Mais après trois pas dans ma direction, j’ai compris que ce que je prenais pour un casque était en fait sa chevelure. Mathias était l’un des derniers représentants occidentaux de la coupe au bol, qui avait fait fureur vers la fin du XXème siècle. Une coupe ronde et totalement lisse, formée de cheveux d’un noir ébène. Le tableau nostalgique que cela composait rendait l’homme attachant, sentiment aussitôt contrebalancé par un légère aversion pour ce passéisme, synonyme d’une vulnérabilité. Personne ne voulait attraper ça. Ensuite, on oubliait ses cheveux pour s’intéresser à son visage, que l’on découvrait doté d’un charme exotique. Des sourcils épais, orientaux, une barbe jamais vraiment circonscrite, venaient décorer de manière virile un visage dont on ne retenait en fait que le regard doux et inquiet. Des yeux de môme greffés sur un masque intimidant de guerrier kalmouk.

Il s’est donc avancé dans le couloir. Sa démarche avait la nonchalance du type de passage. Mais, au lieu de me demander son chemin, comme le faisaient la quasi-totalité des visiteurs, il a fait un pas de côté, et a jeté son sac sur la première table sur sa droite, face aux fenêtres. « C’est le bureau de Mathias » m’avait prévenu Isabelle, la secrétaire de rédaction, toute de déférence, lorsqu’elle m’avait fait faire le tour du propriétaire. Je l’ai regardé avec une attention subitement décuplée. Il venait de passer du statut de coursier à celui de divinité. C’était la première fois que je voyais en chair et en os, celui dont j’écoutais la voix depuis dix ans ; l’homme qui donnait un souffle épique à n’importe quel match de football de seconde zone ; l’homme qui avait rendu si palpitantes mes soirées adolescentes, dissimulé sous mes draps avec ma lampe de poche et ma radio. Je me suis aussitôt fait la remarque que ce Mireille Matthieu au masculin, avec ses yeux verts, son petit pull rose à col en V et sa bouche tombante, ne ressemblait pas du tout à sa voix.
Il a regardé en direction d’Arnaud, le seul journaliste qu’il m’avait été donné de rencontrer jusque-là, puisqu’il était rentré de vacances quelques jours auparavant. Arnaud m’avait brièvement parlé de son pote et néanmoins chef, et avait aussitôt percé une belle émotion. Mais là, cela crevait les yeux. Il regardait Mathias comme si l’amour de sa vie venait de pénétrer dans la salle. Le temps subitement suspendu, il guettait la première parole de l’oracle. Et moi aussi je dois dire. Mathias continuait de le regarder tout en sortant deux ou trois bricoles de son sac. Arnaud a penché sa grande carcasse en arrière, sa chaise en équilibre instable, mains derrière la nuque, presque à toucher la fenêtre derrière lui. C’était la position qu’il adoptait chaque fois qu’il avait un temps mort dans sa journée. Mathias lui a dit « salut ma poule » puis a jeté un rapide coup d’œil dans ma direction. J’ai d’abord cru qu’il ne m’avait pas vu, parce que son visage n’avait exprimé aucune surprise en me voyant assis là, au bureau du fonds, coincé entre la rédaction et le studio d’enregistrement. J’ai tout de suite été détrompé. « Tiens, a-t-il commenté tout en continuant de farfouiller dans son sac, ils prennent des poussins de trois jours, maintenant, pour couvrir le vide sidéral de l’été ? ». Et Arnaud d’éclater de rire : « t’es con ! ».

Cette brève sentence a donné d’emblée, je pense, le tempo de notre relation : un enchaînement étrange d’attente, d’excitation et de déception. Probablement une technique de management. J’ai honte d’avouer que j’y ai tout de suite adhéré.