Chapitre 16


Par la suite, Mathias m’a expliqué qu’il arrivait souvent que celles qu’il appelait ses femmes versent dans la confusion, prenant une volupté éphémère pour la naissance d’un véritable amour. Séverine n’en était d’ailleurs pas resté aux larmes, puisqu’elle avait entamé un début de polémique sur le forum de Double, insistant auprès des autres femmes inscrites pour qu’elles ne répondent plus aux sollicitations de Soupiran des îles. Les responsables du site avaient mis rapidement bon ordre à ce pugila, coupant l’accès à celle qui portait atteinte à leur business.
Suite à cette soirée, il a pris l’habitude de m’emmener avec lui dans ses escapades sexuelles. D’une certaine manière, nous passions la soirée ensemble. Mais à quelques mètres de distance. Nous le savions tous les deux et maintenions sa conquête dans l’ignorance de notre stratagème. Si des femmes pouvaient croire en la force de leur rencontre, il m’est également arrivé de voir Mathias aimer. Cela peut paraître étonnant, mais je ne trouve pas d’autre mot pour décrire l’élan sincère qui, l’espace de l’heure ou de l’heure et demi que durait leur échange, le poussait vers celle qu’il tenait dans ses bras. Je l’ai vu les yeux perdus, dans des attitudes de parfait abandon, heureux comme un enfant. Même si c’était de manière furtive, il profitait de ces soirées improbables pour ressentir les palpitations de la passion. Cela venait visiblement de loin chez lui, et cela ne prenait aucune précaution. Pourtant, aussi puissants que pouvaient être ses abandons, il restait inflexible sur la suite des événements. Il ne s’est jamais départi de son protocole : « on vient, on jouit et on se casse ».
Passé derrière le rideau, j’observais avec fascination l’enchaînement immuable des séquences : énervement et excitation le soir, tendresse la nuit, et un visage de nouveau fermé les lendemains. J’étais maintenant plus touché qu’intrigué par ce que j’appelais les day-after de Mathias. Il y avait comme un abîme en lui. Je repensais à cette citation d’Arthur Miller, à propos de Marilyn Monroe : « Elle était un puit sans fond, un puit que personne ne pourrait jamais combler ». Mathias était la Marilyn de notre rédaction. J’observais son désarroi comme le mari de Marilyn, écrivain amoureux et impuissant.
En l’occurrence, dans cette histoire, je tenais plutôt le rôle d’un cinéaste, si l’on considère les bouts de film que je commençais à faire lors de ces séances. Mathias m’en avait soufflé l’idée et prêté le matériel. « Ça m’intéresse de savoir à quoi je ressemble dans ces moments-là », avait-il dit, pour justifier ce fantasme. J’avais tout de suite mordu à l’hameçon. Nous avons fait un bout d’essai, lors d’une séance de masturbation croisée avec une grosse, sous un pont, près du grand fleuve marron qui cernait la capitale. Nous avons regardé les rush dans sa voiture en repartant et avons ri comme jamais nous ne l’avions fait jusque-là. L’idée était adoptée. Il était convenu que je lui remette chaque cassette terminée, et que je ne garde aucune copie par devers moi.
            La caméra faisait donc de nous des frères ; je filmais La gloire de mon frère. Et les sautes d’humeur de ce frère ne me faisaient plus peur. Je me sentais désormais intimement lié à elles. J’étais nerveux avec lui, séducteur avec lui, lassé avec lui.

J’ignorais alors que ce début d’année euphorique et pornographique, marqué par une connivence en pleine éclosion, constituait déjà l’apogée de notre relation.
Un premier nuage est apparu dans le ciel bleu de notre duo vers la fin du mois de janvier. Mathias et moi nous étions rendu à un rendez-vous fixé par une jeune femme assez entreprenante, et qui avait montré lors du tchat, autant de bagout que lui. La Belle Elise, comme elle se faisait appeler, avait pris les devants et proposé un lieu. Elle s’était présentée comme une femme libre et curieuse, une femme sans attache. En se retournant à la fin de la discussion, Mathias m’avait dit : « Il y en pas trop des comme ça, mais ça change », comme pour s’excuser. Puis, après avoir laissé passer un silence, il avait ajouté « enfin tu verras.. ». On aurait dit qu’il avait poursuivi un monologue intérieur, dont il ne voulait partager avec moi que la conclusion. Ensemble, donc, nous nous étions rendus dans un vaste square vers l’Est de la ville. C’était loin pour nous, mais c’était la fille qui avait choisi. « Tu verras, il y a plein de petits labyrinthes amusants » avait-elle écrit. « On connaît, on n’est pas complètement ignares » avait rétorqué Mathias, à haute voix, face à son écran.

            Dès le début de la soirée j’avais senti que quelque chose n’allait pas, que mon ami n’était pas à son aise. Il avait accepté le rendez-vous presque à contrecœur. Dans la Subaru, il avait mis la musique à fonds : un rock ethnique du sud, mélange de bruits métalliques et de tam tam chaleureux. On avait échangé deux ou trois mots sur le travail. Je commençais à placer mes pions, car je me sentais désormais légitime. Et la rumeur disait qu’Olivier était à bout de souffle, qu’il allait jeter l’éponge et repartir dans sa province sous peu. On disait aussi qu’il voulait devenir un professionnel de la nuit, monde dont, parait-il, il connaissait les recoins les plus sordides. Son visage si pâle le matin dans le métro, son envie d’être seul et silencieux, c’était ça ; c’était la réponse de son corps extenué aux excès auxquels il était soumis entre 23H et 5h du matin.
            Lorsque nous sommes arrivés, j’ai filé dans mon coin avec la caméra. Très vite Mathias est tombé sur la fille. Adossée à une grille en fer forgé noir, sous une rangée d’immeubles modernes aux longues terrasses en verre, elle l’attendait dans une robe rouge de bord de mer. L’information météo sur les risques de gel n’avait pas dû parvenir jusqu’à elle. Ils ont discuté moins de cinq minutes et la jeune femme aux longs cheveux noirs, libres comme elle, lui a passé la main sur la nuque. Elle l’a attiré à elle et l’a embrassé goulûment.
            Le reste de la soirée s’est déroulé dans le même esprit. Madame prenait la direction des opérations aussi sûrement que Mathias le faisait avec la rédaction. Elle voulait avoir ce coup d’avance qui fait la différence. Elle l’avait pris par la main et l’avait entraîné sur une petite allée pavée, puis l’avait fait basculer une première fois dans des fourrés. Perché sur une butte en herbe, en partie dissimulé derrière une cabane en bois imitant une pagode, je pouvais filmer facilement cette première étreinte, aussi passionnée et brutale que s’il s’agissait de deux amants fêtant leurs retrouvailles. Puis elle a interrompu sans ménagement ce premier coït, et est sortie des fourrés. A peine Mathias avait-il eu le temps de remonter son pantalon qu’il était de nouveau entraîné vers une masse végétale plus sombre. En me rapprochant discrètement, j’ai compris que c’était effectivement un labyrinthe. Je me suis glissé dans les allées. J’entendais pouffer, mais j’étais incapable de deviner où ils pouvaient être. Lorsque je suis enfin arrivé et que je les ai découverts, la fille était totalement nue et chevauchait Mathias comme une cow girl. Allongé sur le dos, pantalon baissé et blouson toujours fermé, mon chef donnait l’impression tout à fait inhabituelle de subir les événements. Il régnait une atmosphère de viol. Son viol à lui. J’ai pu filmer abondamment.

            Puis je me suis éclipsé et l’ai attendu a coté de la voiture. Comme de plus en plus souvent le soir, un mal de tête terrible s’était réveillé et m’avait gâché la fin de tournage.
Au bout d’une poignée de minutes, Mathias a fini par surgir, hirsute.
-        Ah ben t’as eu un bol monstre sur ce coup-là, lui ai-je lancé. Elle était aussi chaude qu’une bouilloire.
-        Ta gueule…
            J’ai rigolé, mais lorsqu’il est passé devant moi je me suis rendu compte qu’il ne plaisantait pas. Il n’a pas pipé un mot de tout le voyage. En me déposant chez moi, il a pris la cassette que je lui tendais d’un geste sec. « Donne moi ça ! ». Sur le coup, je me suis simplement dit que le sexe débridé n’était pas son truc.