Chapitre 13


Je me demande aujourd’hui comment cela a été possible, mais le fait est que j’ai fini par me persuader que Mathias ignorait mon petit jeu. La fascination et la curiosité étaient plus fortes que la lucidité. Aussi ai-je répété à plusieurs reprises mes soirées filatures. Je me suis retrouvé une nuit devant le même hôtel, fermé, blanc, qui ne se distinguait d’un hôpital que par l’absence de H sur la façade. J’ai vu une lumière s’allumer au deuxième étage deux minutes après que Mathias soit entré en compagnie d’une grande à cheveux cours. J’ai trouvé un poste d’observation, en haut d’un escalier extérieur, en colimaçon, sur la façade de l’immeuble d’en face. Tremblant de froid, au beau milieu de la nuit, j’ai tout vu de la partie de jambes en l’air, dans cette chambre qui ressemblait à une cabine de bateau et dont ils n’avaient pas tiré les rideaux. Une autre fois, je l’ai suivi jusque chez une femme, dans un immeuble couvert de crasse d’un grand boulevard. Je n’ai rien vu et, frustré, ai attendu que qu’il ressorte, deux heures à peine après être rentré. Pourtant, lorsqu’il a démarré pour rentrer chez lui, je ne l’ai pas suivi. Je suis encore surpris de la manière dont je procédais, ou plutôt dont je ne procédais pas. C’était une sorte de pulsion pour en être, mais je n’agissais jamais moi-même. Maintenant que je suis loin de tout ça, maintenant que j’ai les armes intellectuelles et l’expérience pour regarder les événements dans leur globalité, j’assimile mon attitude d’alors à celle d’un ados qui cherche le chemin pour accéder à l’âge adulte mais qui ne connaît pas les rituels de passage. J’étais suffisamment avide d’expérience pour lui coller aux basques, mais manquait trop de confiance en moi pour sortir du bois.

Pendant que j’avançais sur ce chemin clandestin, Mathias connaissait lui des sautes d’humeur de plus en plus marquées. Ses lendemains de soirée Double étaient chaque fois plus acerbes. Il lui arrivait d’envoyer promener non seulement Hervé (ce qui était logique) et moi (ce qui était encore assez fréquent), mais également les membres de sa garde rapprochée. Il avait même fait disjoncter Olivier un après-midi en lui lançant un « la grosse » qui n’avait rien d’affectueux. Le rédacteur adipeux et transpirant avait envoyé valdinguer un dossier et avait quitté d’un bon la rédaction, murmurant quelque chose que je n’étais pas parvenu pas à entendre.

Un de ses soirs Double, il a fait le vide autour de lui dès la fin de l’après-midi. Il tapait à toute vitesse sur le clavier de son ordinateur. On aurait dit un pianiste autiste. Le Glenn Gould des sites de rencontre. Ce n’était pas la peine d’insister. Comme les autres, j’ai pris ma veste, et me suis dirigé vers le couloir. Au moment de passer derrière lui, sa voix rauque a retenti :
-       Alors ça t’émoustille le jeune ?
Il ne s’était pas même retourné. J’ai regardé autour de moi, et j’ai constaté qu’ils étaient tous partis. « Alors ? », a-t-il répété ?
-       Ben…que veux tu dire ?
-       Le cul, le soir…
-       Ah.., ai-je souri bêtement, comme s’il avait des yeux derrière la tête. C’était pas vraiment voulu...
-       Ah bon ?, a-t-il fait en se retournant, le visage fermé, mais pas hostile. Tu me déçois.
-       Non, non Mathias, c’est pas ça, c’est que je ne sais pas trop ce que je faisais là. C’est venu un peu par hasard.
-       Ecoute moi bien Adrien, ce que tu faisais, c’était suivre en douce ton rédac chef préféré pour voir où il va le soir. Ce que tu fais c’était de jouer à te faire peur. Et puis t’es tombé sur une jolie partie de sucette. Oh, pas la plus belle sucette qui soit, non, on en a vu de bien plus belles dans ce parking. De mémoire d’historien de la sucette, on a vu de plus belles fellations dans nos contrées. Mais bon, elle était potable, la petite divorcée de l’autre jour, t’es pas tombé sur le plus mauvais numéro. T’y as pris goût mon cochon ?
-       Mais… Mais je ne comprends pas comment tu fais pour convaincre aussi vite une femme, que tu ne connais pas, de te faire ça.
-       Ah mais ça mon petit ami, a-t-il fait en prenant son paquet de cigarettes et en se levant. Ça c’est la recette du Soupiran des îles….
Silence. Il a ouvert la fenêtre et s’est allumé la cigarette.
-       Tu ne connais pas le Soupiran des îles ?
-       Euh non, ai-je menti.
-       Un sacré queutard celui-là. Un fieffé tireur. Un trempouilleur éhonté.
Il avait dit ça avec un grand sourire, mais d’une voix mauvaise que je lui avais peu souvent entendue. On était là tous les deux dans cette salle de rédaction à la lumière criarde et il recommençait à m’intimider. Il a esquissé un sourire pincé et m’a dit : « tu veux que je te montre ? »
-       Quoi ? ai-je hasardé.
-       Comment on fait pour faire une bonne pêche…
Sans attendre ma réponse, il a écrasé sa cigarette, a quitté la fenêtre et est retourné à son bureau.
-       Déclenche ton chronomètre, a-t-il dit en s’asseyant.
            Il semblait excité.
-       Quoi ? ai-je répété bêtement.
-       Déclenche ton chronomètre je te dis !
Tout en répétant cette phrase, il a tendu les bras devant lui et a croisé ses mains. Il ressemblait à un coureur automobile entrant en phase de concentration.
-       Je vais harponner une mignonne et la faire venir ici en moins de quinze minutes montre en main.
-       Je ne te crois pas.
-       On parie une bouteille de chianti.