Chapitre 19


           Il était prévu qu’il revienne au bureau le lundi. Mais je savais qu’il allait rentrer chez lui dès le samedi. La tentation de l’appeler ne m’a pas quitté du week-end. L’appeler, le voir en dehors du travail, était peut-être ma seule possibilité de sauver ma candidature. Chaque fois que je commençais à taper les touches de son numéro mon cœur s’emballait et je devais m’interrompre. C’était comme si je ne connaissais plus Mathias, comme si j’en étais revenu au point de départ de mon stage. Faute d’avoir le courage de lui parler, j’ai pris mon ordinateur portable et me suis connecté à Double. Je voulais voir s’il allait oser continuer son activité sans moi. Draguer sur Double en solo, c’était un peu me tromper. Avec le temps, j’avais fini par considérer que le Soupiran des îles était notre invention commune. Mon sentiment de possessivité était à la hauteur de la timidité qui l’avait précédé.
            Je suis resté connecté tout le week-end, guettant l’apparition du Courtisan des îles. Mais rien n’est venu. De temps en temps, lorsque l’ordinateur gros métallisé chauffait, l’écran se mettait à clignoter. Le samedi en fin d’après-midi, j’ai enfilé un short et un tee-shirt et je suis descendu courir. Ma chambre pourrie en haut de l’immeuble n’avait pas que des désavantages. Elle était située à cinq minutes d’un des grands parcs de la ville, un parc qu’on avait replanté récemment pour en faire un poumon de la région. J’y avais mes habitudes de joggeur dans les allées ombragées sous les chênes, châtaigniers et tilleuls. Dès les premières foulées, la sécrétion d’endorphine m’a remis un peu les idées en place. Mais très vite, un début d’averse a interrompu ma rédemption. De retour à la maison, serviette sur la tête, j’ai bondi sur l’ordinateur et ai constaté que le Courtisan s’était connecté pendant mon absence. C’était la seule information que me donnait le site : « dernière connexion à 18H00 aujourd’hui… ». Je ne savais rien d’autre. J’ignorais s’il avait rencontré quelqu’un, s’il avait donné un rendez-vous, s’il était reparti en campagne sans son fidèle serviteur.

            Le dimanche matin, je me suis rendu au marché. Chaque fin de semaine, j’y achetais des légumes et de la rôtisserie. Je remontais chez moi avec le journal et, allez savoir pourquoi, j’avais l’impression d’être un adulte. J’ai ouvert le journal et me suis servi un café avant de préparer le repas. « L’étrangleur des extérieurs a encore frappé » titrait la Une. J’avais déjà entendu parler de cet étrangleur, qui défrayait la chronique depuis quelque temps. Des trucs comme ça arrivaient tous les jours et je savais que leur faire de la publicité servait à maintenir le quidam tranquille. C’était désormais le job de ce journal dominical. Mais cette fois quelque chose m’a frappé : la photo. Pas de doute possible, c’était la photo de la vieille femme de l’autre jour. Je l’ai immédiatement reconnue même si elle n’était pas du tout dans la même position que lorsque je l’avais « rencontrée ». L’image du journal était une sorte de photo maton. La femme était bien coiffée, portait un pull à col roulé et un collier à perles qui lui donnait un air classique, même sévère. Cependant la manière dont elle nous regardait trahissait un désarroi. On avait l’impression qu’elle savait déjà, au moment du cliché, ce qui allait lui arriver.
            L’article n’était pas très long. Il décrivait les circonstances de la découverte du corps, sous une autoroute. La veille, un manutentionnaire du service des cars était tombé sur elle en cherchant dans le terrain vague un morceau de bois pour faire levier sur une carcasse de bus. On précisait qui si la découverte datait du samedi, la mort remontait vraisemblablement au début de semaine. Les premiers éléments de l’enquête montraient que la Violette Médard, c’était son nom, avait été violée, puis étranglée avec un fil électrique. Le mode opératoire rappelait celui de l’étrangleur. J’ai reposé le journal et suis resté un très long moment comme ça, inerte, au-dessus de la table de la salle à manger, devant ma tasse de café qui refroidissait. Je revoyais Mathias quitter les lieux avec son air renfrogné. J’entendais encore les gémissements de Violette. Défilèrent dans ma tête les événements de la semaine, et peut-être ceux de ma vie entière. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai allumé la radio. Cela ne servait à rien, mais sans doute qu’à ce moment-là, plus qu’à n’importe quel autre, j’avais besoin d’entendre une voix. C’étaient les conneries habituelles du dimanche, des pseudos humoristes qui commentaient l’actualité de manière faussement impertinente. Et puis le journal est arrivé, et puis la page des sports. J’ai entendu la voix de Mathias, qui nous présentait la grande finale et nous parlait des points forts du grand club riche où il avait passé ces derniers jours. Il y avait toujours une grande différence entre la voix que l’on entendait à la radio et celle qu’il avait tous les jours. Le Mathias de la radio était une version plus chantante, méridionale, du Mathias que je connaissais. Je l’ai écouté comme si je ne l’avais jamais entendu de ma vie. Je l’ai écouté comme s’il venait de m’avouer le meurtre de cette femme.
            J’ai tapé l’étrangleur des extérieurs sur Piaolink[1]. Une foultitude d’informations est ressortie. On parlait de l’étrangleur des extérieurs depuis quelques semaines seulement, deux mois tout au plus. Plusieurs femmes avaient été retrouvées mortes ces derniers temps sur des boulevards, des squares, ou des terrains vagues en périphérie de la grande ville. La police laissait entendre qu’il existait un lien entre tous ces décès. J’ai continué de fouiller. Il ne m’a fallu que quelques minutes pour obtenir ce que j’espérais ne pas obtenir : un visage familier. C’était celui d’une des femmes avec qui Mathias avait fait l’amour dans l’hôtel automatique. Egalement pris dans un photomaton, le cliché montrait une certaine Francine, retrouvée morte dans une décharge, à Branchetine sur l’autre rive du fleuve, en face du quartier où nous travaillions…
            Faute de canapé, je me suis assis sur mon lit et ai essayé de me calmer. Je me suis allumé une cigarette et me suis efforcé de me représenter Mathias en train d’étrangler une fille. La scène était impossible à composer. Si je le savais capable de méchanceté, sa haine demeurait déclamatoire. J’ai fumé une, deux, puis quelques autres cigarettes. J’ai regardé le ciel nuageux à travers la petite lucarne de la chambre. Les nuages s’amoncelaient de toutes parts, il n’y avait aucun doute là-dessus.



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