Chapitre 8


       Au bout de trois semaines de ce régime, ma curiosité a fini par me miner. J’ai attendu un de ses soirs de tics nerveux, un de ses soirs de connexion, pour passer à l’action. Chacun avait vaqué silencieusement à ses occupations, fait ses dernières vérifications, écrit ses dernières brèves, préparé ses prochaines retransmissions, et nous avions  peu à peu déserté les lieux. Comme d’habitude, par abnégation autant que par désir d’être apprécié, j’avais éteint mon ordinateur en dernier, remis mon petit cahier dans mon sac en bandoulière, et m’étais levé. Je suis passé derrière Mathias. Penché sur son ordinateur, il faisait complètement abstraction du monde extérieur. J’ai marmonné « Salut Mathias ». Il a grogné sans se retourner. Je me suis enfoncé dans le couloir, puis j’ai pris l’ascenseur. Mais cette fois, j’ai procédé différemment. Arrivé en bas, je suis aussitôt entré dans l’ascenseur du bâtiment ouest. Je suis monté au quatrième étage, j’ai longé le couloir qui partait sur la gauche, et me suis retrouvé juste à l’entrée de la salle de réunion du service jeunesse, le long d’une rangée de fenêtres qui donnaient sur la cour intérieure. Mais surtout, j’avais une vue plongeante sur le service du foot. J’avais découvert cet endroit un jour où Arnaud m’avait envoyé déposer une lettre pour un concours les jeunes et le foot. Je savais que d’ici, je pouvais observer Mathias tout à loisir. Heureusement pour moi, il n’y avait pas âme qui vive à l’étage à cette heure-là.
            Mathias est resté un long moment dans la position dans laquelle je l’avais laissé. Mais même à cette distance, je voyais son écran. Et il ne faisait aucun doute que les couleurs que je voyais s’y afficher étaient celles de Double.com.
            Un moment, il s’est levé. Il s’est dirigé vers la table lumineuse. Tout était encore éclairé. Il s’est allumé une cigarette tout en regardant au-dehors. Je me suis dissimulé contre le mur de la salle de réunion. Mathias était en face de moi et regardait machinalement la façade de l’immeuble. En bas, les loupiottes chinoises tentaient d’agrémenter un vieux jardin japonais, recouvert d’une légère couche de neige depuis la fin d’après-midi. Cela le laissait totalement indifférent. Il fumait sa clope, impassible, sans se soucier des interdictions. Il a écrasé sa cigarette dans une tasse de café, puis est retourné à son ordinateur en se frottant les mains. Après cela, a commencé l’attente. Mathias était très concentré, face à son écran. Le Courtisan des îles était de retour et avait dû commencer les galanteries.
            Et puis, quelque vingt minutes après être retourné à son bureau, Mathias s’est levé. D’un geste vif, il a saisi son blouson sur le porte-manteau. Il semblait très pressé. Il s’est penché pour éteindre l’ordinateur. De loin, on ressentait son impatience. Il s’est ensuite retourné et a filé dans le couloir sans prendre la peine d’éteindre les lumières. Mon cœur s’est emballé. J’ai bondi sur la porte à côté des ascenseurs et j’ai dévalé les escaliers quatre à quatre. J’ai manqué de faire un vol plané, à cause d’une languette de plastique qui s’était décollée sur une des marches. Arrivé en bas, hors d’haleine, j’ai entrouvert la porte pour voir ce qui se passait de l’autre côté. Je l’ai vu passer à pas rapides, franchir le tourniquet en glissant son badge dans la fente puis disparaître dans la nuit, derrière les portes automatiques. Le visage fermé, il n’avait pas même répondu au « bonsoir » du vigile. Dès qu’il a eu tourné à l’angle, je suis sorti de ma cachette.

-       Bonsoir, Monsieur.
-       Bonsoir, a répondu le vigile, affichant son sourire fatigué et sa dentition incertaine. Il reste quelqu’un là-haut ?
-       Je ne sais pas, je ne crois pas, ai-je répondu dans un souffle en franchissant la porte.