Chapitre 21


            L’air est devenu irrespirable. Mathias, et Arnaud à sa suite, semblaient me reprocher quelque chose. Les autres vaquaient à leurs occupations dans la plus parfaite indifférence. Isabelle était de plus en plus agitée à mesure que s’approchait la date de fin de son contrat. Elle était dans la même situation que moi mais l’épisode de la revue de presse avait définitivement mis un terme à toute solidarité entre nous. Olivier se montrait lui prévenant. Il me faisait faire quelques petites brèves pour le site alors qu’Arnaud semblait ne plus vouloir jouer son rôle de tuteur.
            Quant à moi, je ne pensais qu’aux photos du journal. En poursuivant mes recherches internet, je suis tombé sur une nouvelle victime de l’étrangleur dont je connaissais également le visage. Il a tout de même fallu attendre le mardi pour je craque. Un peu avant le déjeuner, je me suis levé et suis allé directement me planter devant Mathias : « Mathias, je peux te parler s’il te plait ? » Le timbre de ma voix trahissait la nervosité.
-       Ouais ?
-       On peut se parler.
-       Je t’écoute bonhomme.
-       Mais juste tous les deux, s’il te plait.
-       Je n’ai rien a caché à mes potos. Dis moi...
-       Sérieusement. »
            Je ne sais pas bien ce qu’a exprimé mon visage a ce moment-là, mais cela devait être suffisamment éloquent pour que la physionomie de Mathias change. Il a relevé ses sourcils nerveusement et a passé sa main sur sa frange à plat.
-       Bon, bon. On va se prendre un café en bas si tu veux.
-       Oui, je préfère.
            On est descendu et on a emprunté le rue commerçante. Il avait plu le matin, mais le soleil était réapparu. On avait l’impression qu’un camion de nettoyage venait de passer. Les pavés brillaient comme un miroir fragmenté.
-       Tiens, on va aller là m’a dit Mathias, désignant le Vitamine C, où il avait attendu la femme brune, le premier jour, le jour qui avait déclenché mes emmerdes.

            En marchant, je me demandais si cette femme avait échappé à l’étrangleur. Il n’y avait aucun doute que Mathias avait choisi le Vitamine C à dessein. Il voulait boucler la boucle de notre farandole obscène.
-       Je t’écoute, dis moi tout.
            Il était assis. Incroyablement contracté, dans son pull orange à col mao. Je n’avais pas du tout prévu comment je voulais aborder le sujet. Et, au lieu de parler de ma découverte du week-end, ce qui m’est sorti de la bouche était tout à fait incongru.
-       Je veux travailler avec vous.
            Il n’a pas paru surpris du tout.
-       Hervé m’en a parlé. Oui. Tu veux que je te réponde tout de suite ? Faut voir. Mais déjà, je trouve que tu devrais continuer tes études. Je sais qu’il y a plus trop de boulot, mais quand même, ça fait pas de mal de se perfectionner. Moi je ne l’ai pas fait et je regrette.
            Le silence s’est installé entre nous.
            Il a repris : « Mais tu es sûr que tu en as encore envie ? » Enervé d’avoir commencé par ça, je lui ai coupé la parole : « C’est pas tout »
            Ses sourcils se sont relevés, il a fait un petit bruit avec la bouche.
-       Quoi d’autre ?
            Son ton ressemblait à une mise  au défi.
-       L’étrangleur…
            Ça m’était sorti directement, sans préparation.
-       L’étrangleur ?... il avait remué sur sa chaise.
-       Oui…, il a tué au moins trois femmes avec qui tu as été…
-       Moi ?
            Il a posé la question sans conviction.
-       Oui…
-       Le gars qui étrangle autour de la ville ? Tu crois que c’est moi ?
-       J’ai pas dit ça Mathias. Mais je voulais juste te dire que certaines de ses victimes sont allées avec toi.
-       Ben merde alors.
            Il s’est passé la main dans sa barbe et a répété : « Ben merde alors… » pensivement. Puis il m’a regardé et a jeté un œil au patron. Celui-ci nettoyait la surface du bar avec un geste circulaire et ample qui, à lui seul, résumait sa fonction. Il a levé un œil blasé vers Mathias.
-       Un autre Mathias ?

            Mon chef a sursauté et regardé de nouveau le patron, d’un air effrayé cette fois.
-       Oui, oui, un allongé, et toi ?
-       Pareil.
-       Je n’ai rien à voir avec ça, Adrien. Tu dois me croire !

            J’ai répondu : « Je ne demande qu’à te croire… ». Je jouais un jeu pourri, je le savais bien, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Peut-être lui faisais-je payer la dépendance dans laquelle il m’avait fait plonger depuis des mois. Comme ces foules qui, n’ayant plus peur du tyran, lui fondent subitement dessus et le dépècent avec une hystérie à la hauteur de la crainte qu’il leur inspirait jusque-là.
            J’ai ajouté, avec un manque de subtilité évident.
-       Je voulais que tu saches…avant de prendre ta décision pour mon stage.
            Il a semblé accuser le coup. Il a bu extrêmement lentement le café que l’on venait de nous amener, puis a émis un soupir.
-       Compliqué tout ça…

            Dehors, la pluie s’était remise à tomber, des filaments argentés qui remplissaient à grande vitesse les aspérités du sol. On a fini par regagner le bureau. Dans l’ascenseur, il a été le premier à rompre le silence : « Je vais te montrer quelque chose qui ne va pas te faire plaisir.
-       Quoi ?
-       Quelque chose dont je ne voulais pas te parler.
-       Je comprends pas…
-       Tu vas comprendre qu’on est dans la merde, Adrien, je voulais t’épargner mais ton attitude m’empêche de le faire.
-       Quoi ?
-       Toi et moi, Adrien. On est dans une sacrée merde. »