Chapitre 4


Tranquillisé, j’ai commencé à enfiler les semaines comme des perles. Et ma vie dans mon village de l’Est, ces vingt années passées à l’ombre d’un fort de montagne, au bord d’une rivière glacée, disparaissaient peu à peu dans le rétroviseur. Pourtant, j‘ai bientôt remarqué que, à mesure que nous nous enfoncions dans l’hiver, les rendez-vous du soir devenaient plus poussifs. Même si personne ne le montrait ouvertement, on sentait que cela renâclait dans les rangs.

C’est à cette période que j’ai pris conscience d’une inflexion dans le comportement de mon chef. Si l’on y prêtait attention, on réalisait que la pression qu’il mettait sur nous connaissait ses jours de relâche. Absorbé dans ses pensées, il se laissait alors aller à son tic préféré, consistant à relever les sourcils, comme s’il cherchait à empêcher sa frange de venir recouvrir ses yeux. Il sifflotait aussi, se passait les mains sur le visage, se mettait à son ordinateur, y restait quelques instants à peine, puis se relevait, marchait et revenait à sa chaise. Ces jours-là, il ne réclamait aucune présence à ses côtés. Aussi sûr que nous étions d’ordinaire convoqués à combler sa solitude, nous étions cette fois implicitement invités à débarrasser le plancher. Les uns à la suite des autres, nous quittions les lieux et le laissions entamer un dialogue avec lui-même, dos voûté, penché sur son ordinateur.

Ayant pris conscience de la répétition de ce scénario, je n’ai bientôt plus vu que ça. Il y avait là une clé de compréhension du personnage. J’ai commencé à mener ma petite enquête. Cela a d’abord été Olivier, le troisième lascar de la rédaction. Je le retrouvais souvent dans le métro, en chemin vers le journal. Il a été rapidement évident que ces rencontres inopinées l'agaçaient. Pâle, fatigué, la barbe naissante qu’il rasait dans les toilettes du bureau, il n’était pas encore l’Olivier enjoué des journées de travail. Je le cueillais en pleine préparation de son personnage.
-       Ah, salut, me disait-il, contraint, lorsque nous nous retrouvions tout près l’un de l’autre, et qu’il ne pouvait faire comme s’il ne m’avait pas vu.
            A le découvrir comateux, je repensais aux blagues concernant sa chambre de bonne dans le quartier rouge. « C’est pour être plus près des putes de la rue du Pataquès », m’avait affranchi Mathias, sourire aux lèvres. J’imaginais Olivier chez lui, regardant son écran multimedia, posé sur un carton, dans le prolongement de son lit. C’était plus sordide que mon trou à rat, sous les combles d’un immeuble sans ascenseur. Même avec ma douche qui fuyait au milieu d’une cuisine sans fenêtre, j’avais l’excuse de l’âge. J’ai tenté de lui tirer les vers du nez à plusieurs reprises, mais il n’a jamais voulu me dire ce que cachaient les hauts et les bas de notre chef. Arnaud s’est montré plus disserte. Il tenait absolument à honorer ses habits de confident de Mathias, le traducteur officiel de la pensée du maître. Aussi, lorsque, me retrouvant par hasard seul avec lui dans l’ascenseur, je lui ai glissé, « C’est dommage qu’on n’ait rien fait hier soir. J’étais chaud pour sortir moi… », il m’a souri :
-       Ah..Mathias avait mieux à faire…
-       Comment ça ? ai-je enchaîné, voyant qu’on avait déjà dépassé le deuxième étage.
-       Ah ça mon copain…
Lorsque nous sommes sortis de l’ascenseur et que j’ai vu son visage apparaître dans le miroir du couloir, son sourire était éclatant. On ne voyait d’ailleurs que le sourire car Arnaud était très grand et le haut de son visage échappait au miroir.
-       Comprends pas… ai-je insisté dans son dos, alors que nous n’étions plus distants de la rédaction que de trois mètres.
-       Ah..l’amour s’est-il esclaffé, jetant son cartable sur son bureau, à la manière de celui dont il se savait si proche.

Mathias était en train de taper frénétiquement sur les touches sur son clavier. Il n’a pas relevé la tête, mais a simplement lâché, à l’attention de son bras droit : « Parle pas de ce que tu ne connais pas, le grand. » Ce fut l’unique trait d’humour de Mathias ce matin-là. Pour le reste, il resta fermé comme une tombe. Je savais qu’il en était ainsi les lendemains de ses soirées sans nous. Et j’avais mis cela sur le compte de sa solitude. Ces jours-là, ses joues se creusaient, ses sourcils paraissaient plus foncés, et froncés. Sa bouche surtout avait quelque chose de pathétique. Je la voyais s’affaisser un peu plus à chaque minute. J’avais envie de lui venir en aide, de lui insuffler une énergie nouvelle, en trouvant les mots justes. Mais je me contentais en réalité de l’observer de loin, incapable d’articuler quoi que ce soit. Ce qui était un comble pour un stagiaire découvrant avec éblouissement le versant radio de la vie de Mathias..
En effet, depuis quelque temps, Mathias me conviait aux retransmissions. Et là, sous mes yeux admiratifs, le trentenaire charismatique mais lunatique se transformait en un animateur enjoué. Il n’emmenait jamais de notes. Il parlait peu dans la voiture, sur le chemin du stade, puis échangeait des banalités avec les confrères en arrivant sur place. Enfin, il faisait le vide en lui et autour de lui au moment de mettre son casque et de brancher son micro. Dès lors, plus rien ne comptait que le flux ininterrompu de ses phrases, une musique joyeuse et captivante, venue du sud, qui ne s’interrompait qu’au coup de sifflet final. Je retrouvais dans ces retransmissions radio la même verve qui avait bercé mes nuits froides du grand Est.