Chapitre 15


         Le rendez-vous avec Séverine a débuté de la même manière que celui avec l’inconnue brune de la première fois. « Au fait tu l’as revue, celle du parking de l’autre jour ? » m’étais-je d’ailleurs hasardé en prenant l’ascenseur avec Mathias. Je gardais un voile pudique sur mes autres soirées de voyeurisme, ne sachant pas s’ils les avaient repérées.
-        Jamais de la vie, m’a-t-il répondu du tac au tac. Je n’en revois jamais une. La phrase avait été dite avec gravité et précipitation. Elle n’invitait à aucun commentaire.

            Mathias m’a suggéré d’aller tout de suite me poster au troisième sous-sol. C’était là qu’il avait l’intention d’emmener Séverine. On a discuté un petit moment en attendant l’heure du rendez-vous. Il m’a raconté sa manière de procéder, la fréquence à laquelle il « replongeait » (c’était ses mots). Il voyait des femmes encore plus souvent que je ne l’avais cru. Il ne comptait pas, mais cela dépassait parfois les trois rencontres dans la semaine, du moins les semaines où il ne partait pas en reportage. « Crois-moi si tu veux, a-t-il souligné, mon taux d’échec est quasi nul ». On est descendu se prendre une bière à la cafeteria. Il m’a détaillé le scénario immuable de ses conquêtes. Je connaissais la première étape, qu’il appelait le « harponnage », les suivantes, « le premier contact », le « passage à l’acte » et le « retrait en douceur » étaient orchestrées avec la même méticulosité. Tout cela révélait des qualités de spécialiste de la rencontre furtive, et une connaissance en profondeur de la psychologie féminine. « Trois ou quatre réactions type, pas plus » a-t-il affirmé, en conclusion de son exposé. J’étais fier d’être là, de partager ce verre avec lui, seul à être dans ses confidences.
           
            Aussi me suis-je moi-même comporté en professionnel. Je gagnais en détermination ce que je perdais en émotion. Je n’étais plus ce post puber planqué derrière une voiture, mais une sorte d’aide de camps du général. Je suis descendu au parking, non sans avoir fait un petit signe de victoire en sa direction, au moment où je passais devant le restaurant. Excité et énervé, je suis arrivé au niveau -3. Comme la fois précédente, il n’y avait pas beaucoup de voitures garées à cet étage. Et quasiment aucun passage. Mathias m’avait expliqué qu’il n’était jamais dérangé à cet endroit. Je me suis mis en planque et j’ai attendu. Je ne pouvais m’empêcher de repenser à la femme de la première fois. Je la revoyais à genoux, dans une posture humiliante, et j’éprouvais pour elle de la compassion mêlée à du désir. J’imaginais une vie triste, solitaire, économe par nécessité, et dans un même temps je me disais que moi aussi je pouvais exercer mon pouvoir sur elle.
            Et puis vers 21H00, alors que je finissais par me demander s’il ne fallait pas que je remonte à la surface, ils sont enfin arrivés. J’avais commencé à emprunter l’allée -3400 en direction de la sortie. J’ai entendu le bruit du levier d’une porte. Le son a envahi tout le parking. Je me suis accroupi, et instantanément mon corps a été parcouru des frissons de l’aventure : c’était reparti !
            A petits pas, toujours accroupi, j’ai progressé comme un canard alors qu’eux marchaient dans l’allée d’à côté. Cette fois-ci, je n’assistais pas à un monologue. Mathias et Séverine discutaient, je dirais même qu’ils papotaient, comme de vieux amis. Aussi petite que la brune de l’autre jour, elle portait, elle, une chevelure châtain coiffée au carré. Son visage était maculé de jolies tâches de rousseur. Je ne parvenais à entendre que des bribes de ce qu’elle racontait, des bouts de phrase comme « il m’échappe », « ça me tue » « le respect », « avilissement ». Mathias n’était pas en reste. Il lui servait le couplet sur son père absent et sur son enfance esseulée. Ces deux-là étaient tout pimpants, tout guillerets, semblaient vraiment se connaître depuis un bail. Ils auraient pu aussi bien être un couple progressant à pas rapide en direction de l’entrée d’une discothèque.
-       Un coup, il disparaît pendant trois jours, un coup il est tout miel. Moi je suis quoi là-dedans ? Je suis plus grand chose, je suis n’importe quoi.
-       Moi c’est ma vie affective entière qui est n’importe quoi, lui a-t-il rétorqué, sur un ton paradoxalement enjoué.
Mathias m’avait montré que dans ses discussions en ligne, il établissait systématiquement un parallèle entre ce que vivait la jeune femme et sa propre histoire. Le procédé était grossier, mais fonctionnait de manière insolente. Il créait chez sa proie le sentiment d’avoir rencontré une âme sœur.           
Contrairement à l’autre jour, ils ne se sont pas arrêtés contre le capot d’une voiture. Alors que je progressais moi-même dans ma danse, dandinant et fléchi, j’ai subitement entendu un bip d’alarme. Devant moi, à une dizaine de mètres, la Subaru de Mathias clignotait. Je l’ai tout de suite reconnue avec sa couleur orange assez écoeurante, une couleur aussi vintage que la coupe de cheveux de son propriétaire, et qui n’allait pas du tout avec la silhouette moderne de cette cabriolée.
J’ai réalisé avec effroi que j’étais à découvert, puisque aucun véhicule n’était garé entre la Subaru et moi. Mathias et Séverine commençaient à obliquer vers la droite. J’ai effectué un petit saut de côté, le saut pitoyable d’une bête blessée. C’était comme un résumé des conditions pitoyables de cette nouvelle filature. Ils ne m’ont pas vu. Du moins, elle ne m’a pas vue. Mathias, par de rapides coups d’oeils alentour, trahissait lui qu’il guettait ma présence.
-       Tu sais, je ne fais quasiment jamais ça, disait Séverine d’une voix presque implorante. Je ne suis pas comme ça. Je suis entière.
-       Je sais, l’a-t-il rassurée.
-       C’est vraiment parce que je ne me sens pas bien, a-t-elle insisté.
-       Ne dis rien de plus, l’a-t-il coupé, je ressens exactement la même chose. J’ai vraiment hésité avant de me connecter. Je ne savais pas vraiment quoi faire.
-       Pourtant tu t’y prends drôlement bien, a-t-elle rigolé.
-       La chance du débutant, a-t-il menti.

Mathias et Séverine se sont installés à l’avant de la voiture et ont continué de discuter longuement. A ce stade de mon enquête, je ne pouvais rien faire de mieux que d’attendre. De mon poste d’observation, entre une grosse Mercedes grise et une lange rover, je voyais Séverine secouer vivement la tête. Elle tenait le crachoir et ne semblait pas disposée à le lâcher. Mathias a fini par ouvrir une fenêtre et s’est allumé une cigarette, opinant toujours du chef avec ostentation. J’ai ainsi pu prendre la mesure de ses progrès.
-        Je ne sais pas quoi penser de toi, disait-elle.
Cette phrase était un bon signe. Ça plus le fait que la jeune femme était assise dans une voiture à 22h00, au troisième sous-sol d’un parking, sans personne d’autre dans les parages que cet homme qu’elle ne se connaissaient que depuis deux heures.
Mathias a ensuite refermé la fenêtre et tout s’est enfin accéléré. Les plafonniers du parking sont passés en mode veilleuse. Et, comme si cela avait été le signal du déclenchement des hostilités, ils se sont aussitôt rués l’un sur l’autre, fougueusement, amoureusement. Mathias était de dos et je voyais une main de Séverine parcourir sa chevelure doucement. Cette séquence a duré un long moment, au terme duquel leur siège ont basculé vers l’arrière et je n’ai plus vu grand chose. Ça gigotait pas mal dans la voiture. De la buée commençait à apparaître sur les fenêtres. J’ai repensé à la scène mythique du film Titanic. Séverine s’est dressée. Elle était visiblement sur Mathias.
Elle a crié.
Ils ont crié.
Puis ils se sont rhabillés dans la voiture, ont redressé les sièges et se sont remis à discuter. Ils ont ouvert les fenêtres et se sont mis à fumer ensemble. Alors que je tendais l’oreille, j’ai entendu un nouveau cri, différent des précédents. C’était la voix aigue de Séverine qui disait : « Hyper déçue ! » puis autre chose puis « cœur de pierre de merde ». Sans que je sente venir la chose, elle s’est éjectée de la voiture. Elle a ajouté une phrase qui se terminait par « souffrance » et est partie en marchant vite en direction des grandes portes. En regagnant l’allée centrale elle est passée devant moi. Il m’a semblé qu’elle pleurait.