Chapitre 22


-       Alors, qu’est-ce que tu dois me montrer ?
-       Attends, un peu. Finis ton boulot d’abord..on verra tout à l’heure.
            Je n’ai strictement aucun souvenir de l’après-midi qui a suivi. La seule chose dont je me souvienne est que, alors que la nuit était déjà tombée, Arnaud s’est pointé devant mon bureau et a murmuré entre ses dents.
-       Viens avec nous.
            Il ne donnait pas tellement envie de refuser sa proposition. Nous sommes descendus tous les trois et avons emprunté le grand boulevard qui reliait l’île au centre-ville. Mathias marchait vite à quelques mètres devant moi, et Arnaud marchait à mes côtés, mais sans piper un mot. J’étais étonné de la vitesse avec laquelle ce grand gaillard affable s’était transformé en homme de main dénué de toute émotion.
             Au bout d’une centaine de mètre Mathias a tourné à gauche, dans la rue de la Forfanterie. J’ai compris qu’on allait chez lui.
-       Tu ne veux pas me dire ? me suis-je hasardé.
-       Non, a rétorqué Arnaud, sans plus d’explication.

            On s’est arrêté devant l’immeuble de Mathias. Je le connaissais, mais je n’avais jamais eu l’honneur d’y pénétrer. Vieilles pierres, entrée avec grands miroirs et portes vitrées en bois sculpté, large escalier recouvert de tapis, on était chez les gens biens. Au deuxième étage, son appartement était très spacieux. Quand on entrait, on accédait directement à un double salon, dont les larges vitres donnaient sur la rue. Mathias a disparu dans un couloir et a gueulé : « Asseyez-vous. » Arnaud m’a légèrement poussé et on est allé s’asseoir tous les deux dans le salon. Moi sur le canapé recouvert d’un drap bariolé, lui dans un fauteuil en cuir, en face de moi. Il a soupiré.
            Mathias a réapparu, une boîte de chaussure à la main. Il me l’a directement tendue.
-       Jette un œil.`
            Ils ne me quittaient pas des yeux.
            Dans la boîte, il y avait des photos… J’ai pris la première et mon sang s’est glacé. C’était la photo d’une femme étendue sur le sol, à moitié recouverte de graviers, les cheveux pleins de poussières, du sang lui coulant de la bouche.
-       C’est quoi ça ?! ai-je crié.
            Puis j’ai immédiatement regardé les autres photos. Toutes étaient des photos de macchabées de femme. C’était un vrai cauchemar. J’ai relevé la tête. Ils me dévisageaient tous les deux, sourire crispé au coin des lèvres et quelque chose comme de l’effroi dans les yeux. Calmement, Mathias a dit : « Regarde la première photo, regarde les habits. »
            J’ai repris la première photo et ai regardé cette masse inerte à moitié ensevelie. Une jupe en sky noir, un pull jaune échancré…c’était bien elle.
-       La vieille de l’échangeur, a-t-il fait, pour prolonger ma pensée.
            Je l’ai regardé, puis j’ai regardé Arnaud, puis j’ai reposé mes yeux sur lui.
-       Mais…tu l’as ?...
-       Qui me dit que ce n’est pas toi, m’a-t-il coupé sèchement. Tu es resté seul avec elle que je sache…

            D’un coup, je revoyais la soirée ; le départ précipité de Mathias en voiture ; moi déboussolé en haut de mon talus. J’étais retourné à la gare routière en prenant garde d’éviter de passer par le terrain vague. J’avais erré quelques minutes entre les véhicules avant de trouver enfin un bus qui ne partait pas vers une cité lointaine, mais regagnait le centre-ville. Dans cette direction, ils étaient vides. Avec le mal de tête qui m’avait saisi ce soir-là, je ne me rappelais même pas de la tête du chauffeur. Lui, en revanche, se souvenait peut-être de moi.
-       Tu ne crois quand même pas…ai-je balbutié.
-       Toi non plus j’espère !

            Nous étions là, au milieu d’un salon chic, décorés d’œuvres modernes faites de collages de sables, de terres et de cailloux, trois types dans des fauteuils, dont deux au moins étaient des suspects d’une série de meurtres particulièrement ignobles.
            Un silence de trois tonnes est tombé sur la pièce. Il a duré deux longues minutes, et a été finalement brisé par la voix grave de Mathias.
-       Regarde derrière les photos.
            J’ai retourné la photo de la vieille, que j’avais encore dans la main. Il y avait écrit « Tu m’appartiens » en lettre capitale. J’ai retourné toutes les autres photos de la boîte. La même phrase, écrite en majuscule, me sautait au visage.
-       Mais qu’est-ce que c’est que ça, ai-je soupiré, exténué.
C’est ce qu’on aimerait bien savoir, a articulé Arnaud, en se frottant les mains. Il était de loin le plus excité de nous trois…