Chapitre 3


Et puis un jour, le miracle s’est produit. Je ne me souviens pas exactement de ce qui s’est passé dans les instants qui ont précédé l’événement. Peut-être Mathias était-il venu trier quelques photos pour le prochain numéro, peut-être avait-il fait un peu de rentre-dedans à Isabelle. Le choc a effacé une partie de la bande. Toujours est-il qu’en repassant devant mon bureau, sur le chemin de son territoire, il s’est soudainement arrêté, s’est penché par-dessus de mon épaule et m’a demandé : « qu’est-ce que tu fais ? ». Rien n’avait préparé cette phrase, aucune perestroïka n’avait été décrétée. C’était un peu comme ces enfants qui décident subitement de ne plus faire la tête mais qui ne veulent absolument pas que l’on revienne sur les raisons qui les ont poussés à bouder.
Il a enchaîné :
-       C’est quoi ce tableau ?
J’avais le cœur qui battait à tout rompre. Le manque d’habitude me rendait muet. Etais-je parti pour une séance de mise au défi diabolique ? Allait-il m’humilier ? Me taper derrière la nuque ? Ou au contraire me serrer dans ses bras ? Toutes les options défilaient dans ma tête.
-       Euh…c’est le tableau des meilleurs buteurs des ligues du continent.
-       Ah…les ligues du continent…a-t-il soupiré, en dodelinant de la tête.
            Puis il a éclaté de rire.
Arnaud et Olivier ont gloussé. Ils se foutaient tous de moi. C’en était trop. Je cherchais une réplique cinglante. Elle arrivait ; choisissait sa formulation définitive, quelque part dans mon estomac, s’apprêtait à remonter le long de l’œsophage ou prendre son élan dans la trachée, lorsqu’il a ajouté, d’une voix, d’une voix…, comment dire, et bien douce…
-       Purée, mon pauvre Adrien, il s’est vraiment foutu de ta gueule Hervé…
Bien avant mon esprit, mon corps a compris la portée de la phrase et s’est instantanément relâché. J’ai senti mes épaules s’affaisser. Je me suis lancé dans une expiration sans fin. C’était la sortie d’Egypte ! Mathias venait de me nommer. Il me tirait de mon anonymat et, par voie de conséquence, donnait l’autorisation à tout le plateau de m’adresser la parole. De plus, en désignant Hervé, le directeur du journal, comme un ennemi commun, il rompait la suspicion du piston et m’intégrait dans la solidarité des bas étages.

Le lendemain, sur le coup de 13H00, Mathias a redressé lentement son dos voûté, s’est levé en s’appuyant sur les accoudoirs de son siège, a regardé autour de lui en étendant ses bras au-dessus de sa tête. Arnaud, la pupille aux aguets, était déjà prêt à se lever. Mais cette fois, Mathias s’est tourné ostensiblement vers moi et a dit à voix haute : « Allez, les gars, arrêtez vos conneries, on va déjeuner ». Loin d’en prendre ombrage, le grand journaliste aux sweat shirt bariolés, m’a décoché un large sourire, sincèrement ravi d’assister à mon adoubement. A côté de lui, le rondouillard Olivier, troisième journaliste de la rédaction, s’essuyait le front et le visage, qu’il avait rouges, et semblait ne pas faire de lien entre son pull en laine et son état.
Cette première invitation à déjeuner a été la première d’une longue série. Il m’est rapidement devenu difficile d’y déroger. Il n’y avait pas de juste milieu dans ce petit monde ; on était soit irrémédiablement exclu soit intégré de manière étouffante. Les soirs n’offraient pas plus d’échappatoire. Chaque fois que je prenais mon blouson, que je commençais à ranger mon bureau, une voix montait de la rédaction : «  Bon qu’est-ce qu’on fout ce soir ? » C’était Mathias, c’était toujours la même intonation, et c’était toujours la même intension : briser toute velléité de regagner ses pénates sans payer son tribu à l’amitié. Le scénario se répétait avec une constance qui me ravissait. Je faisais mine d’avoir un programme pour le soir, j’éteignais mon ordinateur puis je prenais mon manteau d’un geste vif, je longeais la table lumineuse en prenant mon temps et, irrémédiablement, la musique grave et mélodieuse de la voix de Mathias me parvenait, déclenchant une vague de chaleur en moi.
Mathias justifiait sans faux-semblant son acharnement à nous faire rester avec lui. Il commençait par invoquer les devoirs de la camaraderie, rappelait à bon escient sa position hiérarchique et, si ces deux moyens de pression avaient échoué, se lançait dans une évocation, touchante de sincérité, de son quotidien solitaire de divorcé. Il avait besoin des autres. Et nous devions avoir besoin que quelqu’un nous réclame. Cela se terminait le plus souvent dans les restaurants alentour, aux trois quarts vides, devant des nappes à carreaux rouges et blancs et des vins trop jeunes. Nous ressemblions à une équipe de représentants de commerce, montée à la capitale pour un séminaire de ventes.