Chapitre 2


Les jours qui ont suivi, Mathias a poursuivi sur cette ligne dure. Les sarcasmes et les allusions à mon existence n’étaient ponctués d’aucune attention fraternelle. La soudaineté de mon arrivée, conjuguée au fait que je ne connaissais personne à la rédaction, les avait convaincus que mon entrée en fonction n’était que le fruit d’une décision népotique venue du septième étage, l’étage des barons. En rejetant la greffe, ils marquaient leur désapprobation, sans pour autant prendre le risque d’un conflit ouvert avec le pouvoir. Ils utilisaient leurs armes. On pouvait comprendre. « L’autre », « Le pôvre », « Môssieur », « Le gars du 7ème» « Le quéqué… » formaient un chapelet de sobriquets qui prouvaient seulement que l’on n’oubliait pas ma présence en ces lieux. Celui qui orchestrait ce bizutage n’était autre que Mathias, mon héros. Et sa voix rocailleuse, méridionale, que je fréquentais depuis tant d’années, rendait mon sentiment d’isolement quasiment irréel, extérieur à moi, comme radiophonique. Lorsque j’étais concerné par ce qu’il avait à dire, cela se traduisait par des informations aboyées à la cantonade. Chacun savait qui en était le destinataire. Mais personne ne disait rien. D’ailleurs, outre le grand Arnaud, tombé en pamoison depuis la nuit des temps, tout le monde accordait son violon sur celui du maître. On ne m’adressait la parole qu’en catimini, au détour d’un ascenseur ou d’une machine à café.
A midi, il se levait et lâchait : « vamos ». Ses adjudants répondaient en cœur un jovial « arriba ». La petite bande se levait à sa suite, enfilait sweet-shirt de teenager (Arnaud) ou pulls tricotés par maman (Olivier, le troisième journaliste) et empruntait le fameux couloir. Ils disparaissait du côté des ascenseurs et laissaient derrière eux une salle plongée dans le silence, salle au fonds de laquelle, appliqué à une tâche quelconque, je m’efforçais de ne pas relever la tête.

Le reste du temps, je le voyais aller et venir devant moi, sans jamais me regarder. Chaque matin, il lisait la revue de presse, les jambes croisées sur son bureau, puis se levait pour aller éplucher le fil des dépêches ; il balançait deux ou trois vannes sur ce qui se passait dans le monde du ballon rond, puis repassait devant ma guérite avec son allure nonchalante. Enfin, il regagnait ce qu’ils appelaient « la zone mixte », c’est-à-dire la rédaction. De temps en temps, il hélait Arnaud : « Il a rentré les transferts ? » « Il m’a dit qu’il aurait terminé ce soir » répondait l’autre, en rougissant légèrement car il était beaucoup moins à son aise dans l’exercice. Moi, je souriais intérieurement. Je vivais dans une acceptation non pas résignée, mais militante de ma situation. Je considérais tout ce qui m’arrivait comme une épreuve nécessaire, sinon indispensable, sur le chemin de ma titularisation. Il fallait que je m’aguerrisse. Il fallait que je tienne. C’était ma croix, c’était ma fierté. J’étais le seul gars que je connaissais de toute ma petite ville à avoir obtenu une autorisation de travail dans la capitale. Les autres, je le savais très bien, végétaient en passant leur journée devant des écrans à jouer à des jeux remboursés par la sécurité sociale. Les plus courageux faisaient une ou deux marches en montagne dans l’année. Les autres grossissaient à vue d’œil. Je le savais, car j’avais vu ça toute ma vie.
Je préférais encore mettre ma tête dans un sac que de renoncer à l’opportunité qui m’était offerte. En réponse à un mail angoissé de mon père qui me demandait comment ça se passait, j’avais répondu d’une seule phrase : «  Ça va comme quelqu’un qui a la chance de travailler à moins de trois mètres de Mathias Kindelis… ». Mon père m’avait répondu d’un, « Fais attention quand même », qui avait eu le don de m’écoeurer.