Chapitre 11


         Après l’île, je me suis rendu dans une épicerie de nuit où j’ai acheté deux grandes bouteilles de bière, que j’ai sifflées en un temps record, en marchant. Je n’étais pas ivre pour autant. C’était comme si la honte de ce que je venais de faire avait la capacité d’éponger tout l’alcool que je buvais. Rentré chez moi à une heure quelconque, j’ai avalé deux de ces pilules que j’avais gardées du lycée, et qui m’avait fait passer de sacré bonnes soirées. Comme un rat de laboratoire, j’ai tourné toute la nuit dans mon grenier, à me cogner la tête contre les poutres trop basses. J’ai continué à boire ce que j’ai trouvé : un fond de Rhum, des échantillons de pastis. J’étais furieux. Je me détestais. A cause de cette seconde d’inattention, je m’étais fait repérer. J’avais perdu l’avantage. Et probablement le début d’estime qu’il m’avait accordée. La poursuite de mon stage, et donc de mon séjour dans la capitale, dépendait désormais de sa réaction. 
            La matinée du lendemain a été exécrable. Je me préparais à chaque instant à faire mes bagages. Je réfléchissais déjà à la manière dont j’allais expliquer ce retour prématuré à ma mère, à la manière dont j’allais éviter de l’expliquer à mon père. Tout le monde comptait sur moi au pays. Le puceau chanceux… Au réveil, j’avais eu la tentation de me faire porter pâle. Je redoutais trop d’affronter le regard de Mathias. Je craignais également qu’il se fût ouvert de l’incident aux autres. Je risquais de retomber dans les pires heures de mon arrivée. Je me suis raisonné en m’aspergeant le visage d’une tonne d’eau et suis sorti de chez moi.

            Je suis arrivé alors que tout était éteint dans l’immeuble. En regardant ma montre, j’ai réalisé qu’il n’était que huit heures. Dans mon stress, j’avais pris une heure d’avance sur mes horaires habituels. J’ai posé mes affaires et suis redescendu à la boulangerie pour m’acheter un pain au chocolat. En entrant de nouveau dans la salle de rédaction, j’ai entendu dans mon dos :
-       Salut fiston, comment va ?
            La voix d’Arnaud avait le timbre chaleureux des bons jours.
-       Salut Arnaud, ai-je murmuré, en me retournant.
            J’essayais de contrôler mes émotions, de respirer calmement, mais je sentais tous les muscles de mon corps se crisper. J’avais l’impression que mes yeux criaient « Mathias t’a-t-il parlé ? ». Mais Arnaud a ajouté le plus naturellement du monde :
-       Toi aussi t’es tombé du lit ? Pour une fois que je ne suis pas en vadrouille sur les stades, faut que je me réveille à six heures. Je me suis retourné une centaine de fois sous les draps et puis Fanny a fini par me jeter du lit ! …
            Je l’ai regardé : sa grande carcasse, son anorak bleu foncé, son bonnet et ses cheveux ras, son visage lisse et ses deux joues roses de boucher. L’ensemble dégageait une telle décontraction que le doute n’était pas permis : il n’était au courant de rien.
            Alors la terreur a reflué, et une vague d’euphorie est venue la remplacer.
-       C’est pas toi qui amène les filles à l’école ? lui ai-je demandé.
-       Non, pas cette semaine, a-t-il répondu fièrement, j’ai obtenu le ramassage scolaire alterné. Grosse victoire sur ma femme, je peux te dire.
            Arnaud a posé son sac et allumé son ordinateur.  Sans relever les yeux, il a ajouté :
-       Ah au fait, Adrien, Mathias m’a appelé. Il demande que tu lui prépares ses fiches sur les deux clubs avant onze heures. Il va passer en coup de vent avant de partir pour la région des grandes forêts.
            J’ai articulé « ok » mais n’ai pas osé regarder Arnaud. Le simple fait d’avoir entendu le prénom de Mathias me rappelait que je marchais encore au bord d’un précipice.

Je me suis lancé à corps perdu dans le travail, recueillant tout ce que je pouvais trouver sur les deux clubs. Le premier se faisait appeler Les cervidés, quand le second donnait du Marcassins. Ils avaient accompli quelques faits d’arme sur le plan national mais jamais au niveau continental. En outre, ni l’un ni l’autre ne pouvaient se targuer du moindre titre dans les catégories adulte. J’ai ressorti leurs épisodes notoires, où tel président avait été évincé à l’issue d’un coup de force, tel match avait connu la bagatelle de cinq penalties, telle année avait été endeuillée par un accident d’autocar de supporters. Les deux clubs avaient en commun d’avoir cru une année que leur heure était arrivée mais de s’être fait éliminer à la porte d’une finale, à l’issue d’un match à l’arbitrage discutable.
Je surfais sur Internet et je prenais des notes dans un document word. J’essayais de repousser toute pensée extérieure au football. Mais la phrase « il arrive » revenait avec insistance. Un mantra entêtant. Et puis, à force de la visualiser, l’arrivée de Mathias au bureau a fini par se matérialiser. Alors… alors il ne s’est rien passé. Mais quand je dis rien, c’est absolument rien. Pas un seul signe qui ait attesté d’une quelconque acrimonie, ou à l’inverse d’une connivence, liée à ce qui s’était passé la veille. Mathias s’est montré rigoureusement fidèle à ses lendemains de connexion à Double.com. C’est-à-dire qu’il a fait preuve ce jour-là d’une ironie mordante, d’une lucidité désespérée sur le monde et d’une parfaite indifférence à mon endroit.