Chapitre 18


           Le lendemain, nous ne nous sommes pas adressé la parole. Je dis nous, à dessein. Cette fois-ci, il n’était plus le seul à se renfermer. Je considérais qu’il me devait des excuses. Celles-ci ne sont jamais venues. Mathias devait passer la fin de la semaine dans la région la plus riche du continent, invité par un club millionnaire. Il préparait un dossier complet pour la radio avec de multiples interviews à diffuser au compte goutte jusqu’au jour de la finale du championnat. Il est parti sans que nous nous soyons reparlés.

            C’est à ce moment que j’ai réalisé que mon stage se terminait dans à peine un mois. J’avais laissé filer les jours. Lorsque je m’en suis rendu compte, j’ai senti mon sang quitter mon corps. Il fallait d’urgence entamer mes travaux d’approche pour ma titularisation. En l’absence de Mathias, je me suis mis à nourrir le rêve un peu fou d’obtenir des garanties sur mon avenir avant qu’il ne rentre, et de le mettre ainsi devant le fait accompli. Car je n’étais plus sûr du tout qu’il veuille encore de moi. Je me suis tout de suite tourné vers Arnaud qui, après m’avoir regardé avec méfiance, m’a renvoyé sur Hervé. Cela ne m’enchantait pas, dans la mesure où j’avais payé mon tribu à la collectivité en me foutant ostensiblement de sa gueule depuis des mois.
-        Ah, mon bon Adrien s’est-il exclamé en me voyant entrer dans son bureau.

            La cinquantaine, cheveux ras et gras, Hervé Bratel se caractérisait par des plaques rouges qui lui peuplaient le front. A l’instar du gros Olivier, il s’épongeait en toutes saisons. Il avait le regard fuyant et en faisait des tonnes pour habiter sa fonction. Il sentait l’alcool à des kilomètres.
-        Bonjour Hervé, puis-je vous parler un instant ai-je dit de la voix la plus humble possible.
-        Mais bien sûr mon garçon. Tu le sais bien, et je te l’ai toujours dit d’ailleurs, ma porte vous est grande ouverte, à vous tous, mes petits. Moi tu sais c’est comme ça que je vois le travail : un échange permanent entre les collaborateurs. Tu sais. Je ne prétends pas tout savoir. Tu sais mon garçon. Je vous laisse travailler mais si quelque chose ne va pas, si tu as un doute, un malaise, ou quelque chose qui te chiffonne, sache que je suis à tes côtés, et d’ailleurs également aux côtés de Mathias et des gars. Ils le savent eux. Je ne te l’ai peut-être pas assez répété. Tu es depuis combien de temps chez nous, mon petit Adrien, deux ans ?....
-        Euh non…cela fait sept mois.
-        Ah nom de Dieu tu vois c’est fou, je ne m’en rendais pas compte. J’ai l’impression que tu as toujours été dans le paysage. On s’habitue c’est vrai. Je dirais même plus, on s’attache…
-        Justement monsieur, ai-je fait…en avançant d’un pas.

            Il a levé une main et m’a fait signe : « Mais assieds toi, bon dieu, assieds toi et dis-moi tout. ». En même temps qu’il a fait ce signe, il a tiré le tiroir de son bureau de son autre main. L’espace d’un instant j’ai cru qu’il allait brandir une flasque de Gin, mais c’était un paquet de chewing-gum.
-       Tu en veux ?
-       Non merci.
            Il a ouvert le paquet s’est enfourné trois chewing-gum d’un coup.
-       Je voulais savoir, ai-je articulé. Si vous aviez réfléchi à la suite, pour moi.

            Il m’a regardé avec un air surpris et a mâchouillé de plus bel.
-       La suite ?
-       Oui, de mon stage.
-       Ah mais oui, c’est un stage, oui bien sûr, pourquoi pas. Mais quel âge as-tu Adrien ?
-       J’ai vingt ans.
-       Et tu as fini tes études ?
-       J’ai un cycle cours de communication, mais je veux travailler maintenant.
-       Ah bien…et bien pourquoi pas.

            J’avais l’horrible sensation de perdre mon temps.  Hervé était assis à deux mètres de moi et était en réalité à des années lumière. Pour lui je débarquais de Mars. Ses yeux vitreux me regardaient et ne semblaient pas véritablement me voir. Rien, sur son bureau, n’attestait de sa fonction. C’était vraiment déroutant cette virginité. Ma demande l’avait visiblement désarçonné. C’était un peu comme si on avait mis un acteur, un sosie de patron, dans le bureau pour me recevoir.
-       Je devrais peut-être reprendre les études, ai-je finalement dit, plus pour le tirer d’affaire que parce que je le pensais.
            Je me suis levé. Mon corps pesait des tonnes. Je lui ai souri puis me suis dirigé vers la porte. Je laissais derrière moi un rougeau dont la bouche était restée entrouverte pendant que j’avais prononcé ma dernière phrase.
-       Mathias ! a-t-il hurlé, comme si le courant était subitement revenu dans son circuit électrique.

            Je me suis retourné. Il paraissait toujours aussi étonné de me voir.
-       Oui, Mathias !
-       Oui ?
-       J’en parlerai avec lui. Il me dira ce qu’il en est. S’il appuie votre requête, on en reparlera. Moi, tu sais Adrien, j’écoute mes équipes…